Dans un article précédent, j'ai brièvement situé l'émergence de l'idée de rythmanalyse, en me référant à l'intuition exprimée par Gaston Bachelard (1950). Dans cet article, j'aimerais situer la contribution d'Henri Lefebvre - philosophe et sociologue français - autour de cette notion. Depuis les années 1960, Lefebvre a repris l’emploi initial de la notion de rythmanalyse, initialement formulé par Bachelard, et a commencé à la concevoir comme un moyen d'explorer des stratégies émancipatrices à travers l'analyse de l'expérience des rythmes quotidiens (p.ex., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).
[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182].
L'intérêt de Lefebvre pour les rythmes faisait partie d'une préoccupation plus large concernant la quotidienneté, la banalité et le vide ressenti au jour le jour au sein de la société capitaliste. Parce que toutes les pratiques humaines sont constituées de manière rythmique, en termes de relation entre répétition et différence (Lefebvre, 1992/2004), elles fournissent des motifs pour étudier les interactions quotidiennes et comprendre comment des phénomènes d'aliénation et d'émancipation sont ancrés dans les rythmes du quotidien.
À propos de la production sociale de l'espace et du temps
Au départ, Lefebvre envisageait la rythmanalyse comme une méthode sociologique permettant d'étudier le tissu des relations et des interactions entre le temps social caractérisé par des rythmes cycliques (p.ex., les périodicités circadiennes déterminées par les rythmes cosmiques) et les processus linéaires (p.ex., les répétitions monotones) inhérents aux techniques de la société industrielle (Revol, 2014). Partant du principe que les espaces et les temps sociaux, tels qu’ils sont vécus dans les villes modernes, produisent et sont produits par l'expérience de répétitions et de rythmes, Lefebvre conçoit les espaces quotidiens (p.ex., les rues, les places et les espaces de travail) comme le produit d'activités rythmiques qui faire l’objet d'analyses spécifiques (Revol, 2014). La visée émancipatrice de la rythmanalyse viendrait donc de la possibilité de pouvoir interpréter les manières dont l'espace et le temps sont socialement produits ; elle devrait également permettre de dévoiler les manières dont ils deviennent sources d'aliénation. L'enjeu réside ainsi dans la capacité à s'approprier l'expérience des rythmes qui façonne et est façonnée par les espaces au sein desquels on évolue (Revol, 2014).
La rythmanalyse comme approche incorporée
Dans cette optique, Lefebvre a conçu la rythmanalyse comme une approche incorporée à travers laquelle le rythmanalyste doit sentir et expérimenter empiriquement les manières dont les rythmes sont vécus. Le rythmanalyste doit ainsi être à l’écoute de son corps, comme il le serait d’un métronome, en s’appuyant sur les rythmes ressentis pour apprécier les rythmes extérieurs (Lefebvre, 1992). Se concentrer sur ses sens, sa respiration, les battements de son cœur et l'utilisation rythmique de ses membres est nécessaire pour sentir et percevoir les temporalités vécues et appréhender leur relation avec l'environnement temporel et spatial dans lequel chacun évolue. C'est un travail d'appropriation de son propre corps autant qu'il peut conduire à la transformation de la praxis sociale (Revol, 2014). Faisant un parallèle avec la pratique de la médecine, Lefebvre (1992) suggère que la tâche du rythmanalyste est d'identifier l'arythmie sociale et de transformer les manières dont elle impacte la vie sociale. Cette approche a également une fonction esthétique ; pour sentir, percevoir et être ému par les rythmes, le rythmanalyste doit également se concentrer sur les valeurs sensibles des rythmes (Lefebvre, 1992).
Analyser son rapport à l'espace comme moyen d'explorer ses rythmes
D'un point de vue philosophique et théorique, la conception du rythme de Lefebvre demeure souvent floue (p.ex., le rôle de la mesure par rapport à ses caractéristiques de fluidité), et son interprétation des intuitions de Bachelard semble parfois superficielle (Sauvanet, 2000, p. 167). Son principal apport, dans une perspective pédagogique, réside dans le fait que sa conception de la rythmanalyse dépasse les espaces intimes et imaginaires envisagés par Bachelard, permettant de concevoir son champ d'action dans le domaine des interactions concrètes au sein de la société (Revol, 2014). Par rapport aux méthodes rythmiques de Jaques-Dalcroze, Mandelstam ou Bode (Alhadeff-Jones, 2017), la contribution de Lefebvre comble un vide : en inscrivant l'expérience des rythmes individuels dans l'histoire des espaces sociaux, et en montrant comment ces espaces se rapportent à l'expérience intime du temps, la rythmanalyse de Lefebvre nous fournit une voie concrète - et un cadre - pour envisager les manières dont les rythmes individuels et collectifs peuvent se rapporter les uns aux autres au-delà des analogies et des métaphores.
Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 14). Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis-ernhd