Colin Morris (qui se décrit comme un “programmeur au chômage et un passionné d’apprentissage profond” (unemployed programmer and deep learning enthusiast) intéressé par “l’apprentissage automatique et la visualisation des données” (machine learning and data visualization)) a récemment publié un article digne d’intérêt intitulé "Are Pop Lyrics Getting More Repetitive?" (Les paroles de chansons populaires deviennent-elles plus répétitives?) dans The Pudding, une revue hebdomadaire d’essais. Cet article reprend une réflexion entamée en 1977 par l’informaticien Donald Knuth, dans un article intitulé The Complexity of Songs (La complexité des chansons). À l'époque, Knuth s'interrogeait avec humour sur la tendance des chansons populaires à s'éloigner des ballades riches en contenu pour se tourner vers des textes très répétitifs, avec peu ou pas de contenu digne d’intérêt.
La contribution de Morris teste littéralement l'hypothèse de Knuth de 1977 sur une base empirique. Il a ainsi analysé la répétitivité d'un ensemble de données de 15'000 chansons qui ont figuré sur le Billboard Hot 100 entre 1958 et 2017. Pour ce faire, Morris a utilisé un algorithme de compression (l'algorithme Lempel-Ziv ou LZ) servant à compresser des fichiers tels que les gifs, les pngs et d'autres formats d'archives informatiques. Comme l'explique Collins, le LZ fonctionne en exploitant des séquences répétées : "L'efficacité avec laquelle la LZ peut compresser un texte est directement liée au nombre et à la longueur des sections répétées dans ce texte". Les résultats de l'expérience de Collins sont très clairement décrits dans son article à travers plusieurs graphiques et animations. Ils tendent à démontrer l'hypothèse selon laquelle, depuis les années 1960, la musique populaire est devenue de plus en plus répétitive (ou, en d'autres termes, plus facile à compresser à un rythme plus élevé) :
"En 1960, la chanson moyenne est compressible à 45,7 %) ... En 1980, la chanson la plus répétitive est Funkytown (compressible à 85 %) ... Une chanson moyenne de [2014] se compresse 22 % plus efficacement qu'une chanson de 1960".
En discutant des résultats de son étude, Collins explore les différences entre les genres et les artistes et établit des tableaux comparatifs, organisés par décennies. En parcourant son article, vous apprendrez que "Around the World" de Daft Punk (1997) est la chanson la plus répétitive produite pendant cette période, que Rihanna est l'artiste la plus répétitive dans l'ensemble des données de Collins, ou que des rappeurs comme J. Cole et Eminem ont tendance à être non répétitifs de manière consistante.
La répétition, le rythme, la valeur esthétique et leur relation avec la société
Même si elle n'affirme pas une revendication esthétique, l'étude de Collins apporte une pièce de plus à une longue tradition de réflexions remettant en question les relations entre les rythmes esthétiques (p.ex., la poésie, la musique, la danse) et les dimensions rythmiques qui caractérisent un environnement socioculturel à une période donnée. La remise en question des caractéristiques rythmiques inhérentes à la production culturelle, comme la poésie ou la musique, a une longue histoire. Pour Platon et Aristote, les rythmes désignaient le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes composant la poésie, la musique et la danse. Leur approche renvoyait à une conception du jugement esthétique privilégiant une sorte de mesure (le métronome). Comme l'explique Couturier-Heinrich (2004), au XVIIIe siècle, suivant les contributions de poètes tels que Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin, le concept de rythme est réapparu dans les réflexions sur l'esthétique, privilégiant les qualités intérieures d'un texte, plutôt que ses attributs mesurables. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Wagner et surtout Nietzsche ont relancé la discussion. L'évolution des rythmes esthétiques a alors été interprétée comme le signe de mutations sociétales, associées - entre autres - aux changements culturels et économiques caractérisant la modernité et la révolution industrielle (Hanse, 2007).
La répétition et la qualité de l'expérience vécue
Outre le fait qu'elle propose une mesure objective pour décrire la manière don les paroles ont pu évoluer pendant la seconde moitié du XXe siècle, l'étude de Collins apporte à mon avis un élément supplémentaire aux recherches actuelles autour de la rythmmanalyse. Pour le situer, il me faut d'abord le recadrer à la lumière d'une réflexion sur la relation entre la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Depuis les travaux de Marx, la "tyrannie du temps" dans la société capitaliste reste un thème récurrent dans les études sociologiques portant sur le rôle joué par la rigidité, la coercition et la régularité imposées par le cadre temporel de l'industrialisation (p.ex., les chaînes de montage, la taylorisation). Comme le souligne Lefebvre (1961/2002, p. 340), la relation entre aliénation et répétition est à la fois une question de qualité et de quantité. Ainsi, il faut distinguer différents types de répétition (c'est-à-dire prendre en considération le niveau de différence et de créativité qu'ils impliquent) pour analyser leur valeur et leur signification.
Travailler sur une chaîne de montage, ou répéter chaque jour les mêmes routines dans une salle de classe, peut être ressenti comme aliénant car la répétition est vécue comme une source de monotonie, de fatigue, de consommation ou d'épuisement (Jacklin, 2004). Elle dépouille donc la personne de l’expérience qu’elle fait dans sa chair. Elle ne laisse pas de place à la création de soi, à la plénitude ou à l'harmonie vis-à-vis de soi-même et du monde environnant. De ce point de vue, la redondance des exigences pragmatiques de la vie quotidienne peut constituer une source de détachement qui sépare les actions quotidiennes (p.ex., au travail, à l'école ou dans la famille) de ce qui les nourrit (p.ex., l'impulsion ou le désir), entraînant une érosion du sens accordé à l’expérience vécue et un sentiment de banalité du quotidien (Lefebvre, 1961/2002, 1992). Un sentiment d'aliénation peut ainsi provenir de la séparation entre les pulsions créatives et les rythmes répétitifs du quotidien (Lefebvre, 1992). C'est l'une des raisons pour lesquelles le projet rythmanalytique de Lefebvre a été fondé sur l'étude des dimensions rythmiques du quotidien comme sources potentielles d'aliénation. (Alhadeff-Jones, 2017, p.164)
Faire l’expérience de la répétition et mesurer mathématiquement la redondance
La contribution de l'étude de Collins devient particulièrement pertinente, une fois qu'elle est liée à une réflexion plus large sur la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Elle traduit en premier lieu l’intuition selon laquelle la complexité de la production culturelle est susceptible de diminuer au fil du temps, par rapport à certaines normes (p.ex., le niveau de redondance des informations) ou varier en fonction du répertoire d'un artiste. D'une certaine manière, certains diront qu'il n'est pas nécessaire d'établir une démonstration aussi sophistiquée pour faire cette affirmation. Le mérite de cette approche est qu'elle fournit une mesure objective pour décrire une telle évolution. Comme l'a formulé Collins : "Je sais reconnaître une chanson répétitive quand j'en entends une, mais il n'est pas facile de traduire cette intuition en chiffres". En sciences sociales, la rythmanalyse se réfère généralement à une praxis conçue d'abord dans une perspective qualitative : l'étude des qualités affichées par l'expérience des phénomènes rythmiques. A contrario, en biologie ou en médecine, l'analyse des rythmes est basée sur des données quantitatives (p.ex., la mesure de l'activité cardiaque). Ce qui me semble particulièrement intéressant dans l'approche de Collins est le fait qu'elle démontre l'intérêt d'utiliser un algorithme spécifique pour mesurer une dimension constitutive de l'évolution de la complexité des productions culturelles. En fournissant une analyse qui va au-delà de la capacité de perception humaine, elle nous offre une description plus riche du monde dans lequel nous vivons.
Complexité computationnelle et recherche rythmanalytique
D'un point de vue méthodologique, l'idée d'utiliser des algorithmes de compression pour mesurer le niveau de redondance des informations ouvre une voie stimulante pour la recherche rythmanalytique. Si la redondance peut être conçue comme un marqueur de l'absence d'impulsion créative, comprise comme un signe de perte de soi (Alhadeff-Jones, 2017), alors sa mesure mathématique nous fournit un outil pertinent pour comparer les situations et évaluer leur évolution dans le temps. Nul besoin d'un algorithme sophistiqué pour savoir quand une activité est ressentie comme trop répétitive, surtout lorsque le désagrément est ressenti à travers son propre corps. Les choses deviennent plus délicates lorsque nous commençons à envisager des activités impliquant des pratiques discursives. Là encore, il semble qu'il n'y ait pas besoin d'un cadre de recherche élaboré pour déterminer que le fait de travailler par exemple dans un centre d'appel peut constituer une activité répétitive, façonnée par des scripts dénués de variations. Mais une fois que l'on veut comparer des activités, comme celles qui consistent à enseigner, à s'occuper ou à aider les autres, les choses se compliquent.
En suivant l'exemple de Collins, on peut imaginer une cohorte de professionnels (p.ex., des enseignants, des formateurs, des médecins, des infirmières) qui accepteraient de faire enregistrer leur voix pendant une journée entière, plusieurs jours par an, plusieurs années de suite. L'utilisation d'un algorithme tel que le LZ pourrait ainsi fournir une mesure du niveau de redondance de leurs discours, et servir de base pour établir des comparaisons entre personnes, entre les domaines de pratique, et pour une même personne, en révélant les manières dont elle évolue au fil du temps. Je n'ai jamais été partisan des approches quantitatives en sciences humaines, mais il me semble qu'un tel outil représenterait un instrument intéressant pour explorer, à travers différents contextes et différentes périodes, le niveau de complexité des rythmes discursifs impliqués dans les activités humaines.
En d’autres termes : À une époque où la normalisation et la gestion de la qualité exigent que les gens suivent des procédures prédéfinies, et adoptent des formules standard, être capable de mesurer le niveau de créativité inhérent aux discours prononcés apparaît comme une manière intéressante de décrire les manières dont on apprend (ou désapprend) à résister, au fil du temps, à l'homogénéisation croissante des pratiques.
Et vous ?
Quand faites-vous l'expérience de la répétition d'une manière qui péjore votre vécu ? Quel type de stratégie mettez-vous en œuvre pour enrichir votre pratique quotidienne ? Comment savez-vous quand vous devez réviser ce que vous faisiez auparavant pour le rendre plus créatif ?
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Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, juin 6). Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus? Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/6/6/an-algorithm-to-measure-the-complexity-of-lived-rhythms-9ka42