Pensées Emergentes

Twitter et l'expérience de névrose temporelle

Je me suis dernièrement reconnecté à mon compte Twitter, créé il y a cinq ans et jamais utilisé depuis. Comme je suis constamment à la recherche de nouvelles sources d'informations quotidiennes, j'ai pensé qu'une utilisation plus systématique de ce réseau social pourrait être pertinente. Je voulais également expérimenter et voir comment je pourrais utiliser cette plateforme pour garder une trace des idées qui émergent de mes lectures en ligne, jour après jour. L'expérience ne fait que commencer (vous pouvez consulter mon compte @alhadeffjones)

Alors que j'explore et découvre de plus en plus de tweets, et que de plus en plus de personnes partagent leurs contributions quotidiennement, je ressens des sentiments mitigés qui semblent être assez courants de nos jours : l'excitation de découvrir de nouvelles personnes (mais pas nécessairement de nouvelles idées) et le sentiment déprimant que le fait de suivre le rythme des réseaux sociaux va à l'encontre d'autres rythmes de ma vie (tels que les rythmes de la vie familiale, intellectuelle et professionnelle). Ce sentiment en soi n'est pas particulièrement original ; il révèle sans aucun doute une ambivalence plus large à l'égard des technologies actuelles de l'information et de la communication, ambivalences déjà bien documentées dans les médias.

L'ambivalence d'un medium

Ce qui me semble pertinent, à ce stade de mon expérimentation, c'est d'essayer de maintenir cette tension et d'interroger les significations plus profondes dont elle est porteuse. D'une part, le besoin de nouveauté, d'idées originales, de connexions et l'excitation des connexions instantanées ; d'autre part, la nécessité de consolider ce qui est déjà là, de se préserver et d’envisager une perspective à long terme, inscrite dans la durée et dans un processus de développement tout au long de la vie.

Le problème n'est pas tant de choisir entre l'un ou l'autre. Il s'agit plutôt d'apprendre à réguler les tensions qui demeurent entre ouverture et fermeture, instantanéité et durée, excitation et ennui, etc. Ce sont là des "motifs de dualité" intéressants (Bachelard, 1950) qui sont constitutifs des rythmes quotidiens de notre vie (parfois nous ressentons le besoin d'être connectés ou stimulés, d'autres fois nous préférons rester seuls ou tranquilles).

Définir la névrose temporelle

La capacité de réguler la façon dont nous vivons ces différents aspects de la vie quotidienne ne va pas de soi. Douleurs et souffrances peuvent naître de la difficulté à gérer de telles ambivalences lorsqu'elles prennent des proportions trop importantes (p.ex., des comportements compulsifs). Pour cette raison, il peut être important de nommer le phénomène caractérisé par la difficulté à réguler de telles tensions.

Comme je le décris dans Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) utilise le terme "schizochronie" (du grec : schizo- signifiant divisé ; divisé ; et chronos, temps) pour exprimer les tensions ressenties lorsqu’on est confronté à des temporalités conflictuelles (p.ex., famille versus temps de travail, rythmes biologiques versus rythmes sociaux), ou lorsqu’on se sent dépassé par des rythmes qui nous sont imposés.

Les tensions ressenties lors de l'utilisation de réseaux sociaux, tels que Twitter, sont de nature différente. Je pense qu'il peut être pertinent d'utiliser l'expression "névrose temporelle", en référence à la signification donnée à cette expression en psychanalyse, pour aller plus loin dans la description de tels phénomènes. La notion de "névrose temporelle" souligne non seulement la nature conflictuelle, mais aussi ambivalente des tensions temporelles qui peuvent être vécues dans la vie quotidienne, par exemple à travers des comportements spécifiques vécus comme symptomatiques. La névrose temporelle constitue ainsi une expression spécifique des "conflits temporels" vécus (Alhadeff-Jones, 2017).

Révéler nos ambivalences face à l'expérience du temps

Si la notion de schizochronie suggère de profonds clivages temporels, l'idée de névrose temporelle renvoie plutôt à l'état de tension et de conflictualité intérieure que l’on peut ressentir lorsque l’on considère la nature complémentaire, antagoniste et contradictoire des rythmes constitutifs de nos activités. La névrose temporelle s'exprime à travers ces moments où l'on se demande si l'on doit suivre un rythme d'activité spécifique (p.ex., consulter son courrier électronique ou son flux Twitter), en changer la fréquence (pour ralentir ou accélérer la façon dont on les consulte), ou plus radicalement introduire une sorte de rupture dans ces habitudes. Le terme de névrose suggère donc un conflit entre les pressions venant de l'intérieur (p.ex., le désir, la répulsion) et de l'extérieur (p.ex., les attentes collectives, les exigences imposées).

La névrose temporelle ne doit pas être conçue strictement comme un phénomène psychologique révélant des ambivalences personnelles ou des conflits internes à l’individu. Elle doit plutôt être conçue comme étant socialement produite par l'expérience quotidienne de dilemmes temporels qui nous sont imposés par les institutions au sein desquelles nous évoluons (famille, éducation, travail, etc.). Dans cette perspective, le développement actuel des médias sociaux ne fait que réactiver des dilemmes temporels qui étaient présents plus tôt dans l'histoire de notre société. La névrose temporelle représente donc une "mise à jour" d’anciennes formes d'ambivalences symptomatiques.

Maintenant que l'ambivalence est étiquetée, la question qui demeure est de déterminer comment les personnes et les institutions apprennent à gérer de tels dilemmes et conflits intériorisés. Comment apprenons-nous à gérer nos propres ambivalences face aux coûts et aux avantages des nouvelles technologies et aux rythmes qu'elles nous imposent ? Comment apprenons-nous à éviter d'être captifs d'une temporalité hégémonique (telle que celle qui nous enferme parfois dans l’utilisation compulsive des médias sociaux) et à maintenir des rythmes d'activité souples ?

Certains choisissent d'arrêter d'utiliser ce type de plateforme, d'autres continuent à lutter... et vous ?


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, septembre 18). Twitter et l'expérience de névrose temporelle. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-experience-nvrose-temporelle

Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus?

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Colin Morris (qui se décrit comme un “programmeur au chômage et un passionné d’apprentissage profond” (unemployed programmer and deep learning enthusiast) intéressé par “l’apprentissage automatique et la visualisation des données” (machine learning and data visualization)) a récemment publié un article digne d’intérêt intitulé "Are Pop Lyrics Getting More Repetitive?" (Les paroles de chansons populaires deviennent-elles plus répétitives?) dans The Pudding, une revue hebdomadaire d’essais. Cet article reprend une réflexion entamée en 1977 par l’informaticien Donald Knuth, dans un article intitulé The Complexity of Songs (La complexité des chansons). À l'époque, Knuth s'interrogeait avec humour sur la tendance des chansons populaires à s'éloigner des ballades riches en contenu pour se tourner vers des textes très répétitifs, avec peu ou pas de contenu digne d’intérêt.

La contribution de Morris teste littéralement l'hypothèse de Knuth de 1977 sur une base empirique. Il a ainsi analysé la répétitivité d'un ensemble de données de 15'000 chansons qui ont figuré sur le Billboard Hot 100 entre 1958 et 2017. Pour ce faire, Morris a utilisé un algorithme de compression (l'algorithme Lempel-Ziv ou LZ) servant à compresser des fichiers tels que les gifs, les pngs et d'autres formats d'archives informatiques. Comme l'explique Collins, le LZ fonctionne en exploitant des séquences répétées : "L'efficacité avec laquelle la LZ peut compresser un texte est directement liée au nombre et à la longueur des sections répétées dans ce texte". Les résultats de l'expérience de Collins sont très clairement décrits dans son article à travers plusieurs graphiques et animations. Ils tendent à démontrer l'hypothèse selon laquelle, depuis les années 1960, la musique populaire est devenue de plus en plus répétitive (ou, en d'autres termes, plus facile à compresser à un rythme plus élevé) :

"En 1960, la chanson moyenne est compressible à 45,7 %) ... En 1980, la chanson la plus répétitive est Funkytown (compressible à 85 %) ... Une chanson moyenne de [2014] se compresse 22 % plus efficacement qu'une chanson de 1960".

En discutant des résultats de son étude, Collins explore les différences entre les genres et les artistes et établit des tableaux comparatifs, organisés par décennies. En parcourant son article, vous apprendrez que "Around the World" de Daft Punk (1997) est la chanson la plus répétitive produite pendant cette période, que Rihanna est l'artiste la plus répétitive dans l'ensemble des données de Collins, ou que des rappeurs comme J. Cole et Eminem ont tendance à être non répétitifs de manière consistante.

La répétition, le rythme, la valeur esthétique et leur relation avec la société

Même si elle n'affirme pas une revendication esthétique, l'étude de Collins apporte une pièce de plus à une longue tradition de réflexions remettant en question les relations entre les rythmes esthétiques (p.ex., la poésie, la musique, la danse) et les dimensions rythmiques qui caractérisent un environnement socioculturel à une période donnée. La remise en question des caractéristiques rythmiques inhérentes à la production culturelle, comme la poésie ou la musique, a une longue histoire. Pour Platon et Aristote, les rythmes désignaient le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes composant la poésie, la musique et la danse. Leur approche renvoyait à une conception du jugement esthétique privilégiant une sorte de mesure (le métronome). Comme l'explique Couturier-Heinrich (2004), au XVIIIe siècle, suivant les contributions de poètes tels que Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin, le concept de rythme est réapparu dans les réflexions sur l'esthétique, privilégiant les qualités intérieures d'un texte, plutôt que ses attributs mesurables. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Wagner et surtout Nietzsche ont relancé la discussion. L'évolution des rythmes esthétiques a alors été interprétée comme le signe de mutations sociétales, associées - entre autres - aux changements culturels et économiques caractérisant la modernité et la révolution industrielle (Hanse, 2007).

La répétition et la qualité de l'expérience vécue

Outre le fait qu'elle propose une mesure objective pour décrire la manière don les paroles ont pu évoluer pendant la seconde moitié du XXe siècle, l'étude de Collins apporte à mon avis un élément supplémentaire aux recherches actuelles autour de la rythmmanalyse. Pour le situer, il me faut d'abord le recadrer à la lumière d'une réflexion sur la relation entre la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Depuis les travaux de Marx, la "tyrannie du temps" dans la société capitaliste reste un thème récurrent dans les études sociologiques portant sur le rôle joué par la rigidité, la coercition et la régularité imposées par le cadre temporel de l'industrialisation (p.ex., les chaînes de montage, la taylorisation). Comme le souligne Lefebvre (1961/2002, p. 340), la relation entre aliénation et répétition est à la fois une question de qualité et de quantité. Ainsi, il faut distinguer différents types de répétition (c'est-à-dire prendre en considération le niveau de différence et de créativité qu'ils impliquent) pour analyser leur valeur et leur signification.

Travailler sur une chaîne de montage, ou répéter chaque jour les mêmes routines dans une salle de classe, peut être ressenti comme aliénant car la répétition est vécue comme une source de monotonie, de fatigue, de consommation ou d'épuisement (Jacklin, 2004). Elle dépouille donc la personne de l’expérience qu’elle fait dans sa chair. Elle ne laisse pas de place à la création de soi, à la plénitude ou à l'harmonie vis-à-vis de soi-même et du monde environnant. De ce point de vue, la redondance des exigences pragmatiques de la vie quotidienne peut constituer une source de détachement qui sépare les actions quotidiennes (p.ex., au travail, à l'école ou dans la famille) de ce qui les nourrit (p.ex., l'impulsion ou le désir), entraînant une érosion du sens accordé à l’expérience vécue et un sentiment de banalité du quotidien (Lefebvre, 1961/2002, 1992). Un sentiment d'aliénation peut ainsi provenir de la séparation entre les pulsions créatives et les rythmes répétitifs du quotidien (Lefebvre, 1992). C'est l'une des raisons pour lesquelles le projet rythmanalytique de Lefebvre a été fondé sur l'étude des dimensions rythmiques du quotidien comme sources potentielles d'aliénation. (Alhadeff-Jones, 2017, p.164)

Faire l’expérience de la répétition et mesurer mathématiquement la redondance

La contribution de l'étude de Collins devient particulièrement pertinente, une fois qu'elle est liée à une réflexion plus large sur la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Elle traduit en premier lieu l’intuition selon laquelle la complexité de la production culturelle est susceptible de diminuer au fil du temps, par rapport à certaines normes (p.ex., le niveau de redondance des informations) ou varier en fonction du répertoire d'un artiste. D'une certaine manière, certains diront qu'il n'est pas nécessaire d'établir une démonstration aussi sophistiquée pour faire cette affirmation. Le mérite de cette approche est qu'elle fournit une mesure objective pour décrire une telle évolution. Comme l'a formulé Collins : "Je sais reconnaître une chanson répétitive quand j'en entends une, mais il n'est pas facile de traduire cette intuition en chiffres". En sciences sociales, la rythmanalyse se réfère généralement à une praxis conçue d'abord dans une perspective qualitative : l'étude des qualités affichées par l'expérience des phénomènes rythmiques. A contrario, en biologie ou en médecine, l'analyse des rythmes est basée sur des données quantitatives (p.ex., la mesure de l'activité cardiaque). Ce qui me semble particulièrement intéressant dans l'approche de Collins est le fait qu'elle démontre l'intérêt d'utiliser un algorithme spécifique pour mesurer une dimension constitutive de l'évolution de la complexité des productions culturelles. En fournissant une analyse qui va au-delà de la capacité de perception humaine, elle nous offre une description plus riche du monde dans lequel nous vivons.

Complexité computationnelle et recherche rythmanalytique

D'un point de vue méthodologique, l'idée d'utiliser des algorithmes de compression pour mesurer le niveau de redondance des informations ouvre une voie stimulante pour la recherche rythmanalytique. Si la redondance peut être conçue comme un marqueur de l'absence d'impulsion créative, comprise comme un signe de perte de soi (Alhadeff-Jones, 2017), alors sa mesure mathématique nous fournit un outil pertinent pour comparer les situations et évaluer leur évolution dans le temps. Nul besoin d'un algorithme sophistiqué pour savoir quand une activité est ressentie comme trop répétitive, surtout lorsque le désagrément est ressenti à travers son propre corps. Les choses deviennent plus délicates lorsque nous commençons à envisager des activités impliquant des pratiques discursives. Là encore, il semble qu'il n'y ait pas besoin d'un cadre de recherche élaboré pour déterminer que le fait de travailler par exemple dans un centre d'appel peut constituer une activité répétitive, façonnée par des scripts dénués de variations. Mais une fois que l'on veut comparer des activités, comme celles qui consistent à enseigner, à s'occuper ou à aider les autres, les choses se compliquent.

En suivant l'exemple de Collins, on peut imaginer une cohorte de professionnels (p.ex., des enseignants, des formateurs, des médecins, des infirmières) qui accepteraient de faire enregistrer leur voix pendant une journée entière, plusieurs jours par an, plusieurs années de suite. L'utilisation d'un algorithme tel que le LZ pourrait ainsi fournir une mesure du niveau de redondance de leurs discours, et servir de base pour établir des comparaisons entre personnes, entre les domaines de pratique, et pour une même personne, en révélant les manières dont elle évolue au fil du temps. Je n'ai jamais été partisan des approches quantitatives en sciences humaines, mais il me semble qu'un tel outil représenterait un instrument intéressant pour explorer, à travers différents contextes et différentes périodes, le niveau de complexité des rythmes discursifs impliqués dans les activités humaines.

En d’autres termes : À une époque où la normalisation et la gestion de la qualité exigent que les gens suivent des procédures prédéfinies, et adoptent des formules standard, être capable de mesurer le niveau de créativité inhérent aux discours prononcés apparaît comme une manière intéressante de décrire les manières dont on apprend (ou désapprend) à résister, au fil du temps, à l'homogénéisation croissante des pratiques.

Et vous ?

Quand faites-vous l'expérience de la répétition d'une manière qui péjore votre vécu ? Quel type de stratégie mettez-vous en œuvre pour enrichir votre pratique quotidienne ? Comment savez-vous quand vous devez réviser ce que vous faisiez auparavant pour le rendre plus créatif ?

Merci d’utiliser les commentaires ci-dessous pour faire part de vos réactions et de vos questions.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, juin 6). Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus? Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/6/6/an-algorithm-to-measure-the-complexity-of-lived-rhythms-9ka42

L'expérience de la régression comme marqueur temporel

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

J'ai deux jeunes enfants. En tant que psychologue, je ne peux pas m'empêcher de les voir grandir et de comparer ce que j'observe chaque jour avec ce que j'ai appris à l'université il y a 20 ans... Parmi les notions dont je me souviens, les idées de Piaget sur la "régression" me sont récemment revenues à l'esprit.

Retour à Piaget

Pour Piaget, la régression peut se produire chaque fois que l'on arrive à un nouveau stade de développement cognitif. Lorsqu'une nouvelle forme de structure mentale émerge, elle provoque un déséquilibre dans la façon dont l'enfant traite de nouvelles informations (p.ex., la découverte d'un nouvel objet ou d'un nouveau comportement) - ce que Piaget appelle l'assimilation - et sa capacité à modifier ses modes de pensée existants - ce que Piaget appelle l'accommodation. Un tel déséquilibre peut temporairement conduire à une régression, jusqu'à ce qu'une nouvelle façon de penser ou de se comporter émerge. Dans cet article, je voudrais cependant dépasser l'aspect cognitif de la régression, bien décrit par Piaget, et questionner l'expérience de la régression au-delà des années formatrices de l'enfance.

Tout le monde fait l'expérience de la régression de manière régulière

Un tel phénomène est fréquent tout au long de la vie. Vous pouvez être habile à utiliser un outil ou une technique spécifique ; chaque fois qu’il vous faut adapter ce que vous savez à un nouveau contexte, qui implique par exemple de nouvelles façons de penser, vous pouvez devenir temporairement maladroit (p.ex., en jetant votre marteau lorsque vous vous sentez frustré par la construction d'une étagère IKEA). Plus fondamentalement, cela peut aussi se produire chaque fois que l'on est confronté à un nouvel environnement.

Ainsi, les premières années qui ont suivi mon déménagement aux États-Unis, alors même que je maîtrisais la langue anglaise, ma capacité à m'exprimer dans cette langue était beaucoup moins sophistiquée que ma capacité à parler le français. Il m'a fallu des années pour me sentir en confiance chaque fois que je parlais anglais dans un cadre professionnel. Probablement parce que j'étais particulièrement conscient de ce phénomène et parce que l’utilisation du langage est un aspect essentiel de mon travail (p.ex., dans l’écriture ou l’enseignement), cette période de transition m'a fait éprouver un sentiment de régression à l’égard de mon sentiment d'autonomie ; il m’est ainsi arrivé de me sentir dépendant à l’égard de mes proches et de mes collègues anglophones pour m'assurer que je m'exprimais correctement (p.ex., en leur demandant de relire ce que j'écrivais pour m’assurer d’un emploi correct de la langue). Des années plus tard, je perçois cette période comme un tremplin qui m'a permis de développer une compétence linguistique spécifique et, même si je ne la maîtrise pas aussi bien que ma langue maternelle, je ne ressens plus le même sentiment de dépendance ou de régression, chaque fois que j'évolue dans un environnement anglophone.

La régression est un phénomène rythmique

Lorsque j'observe mes enfants apprendre et régresser tout au long de la séquence d'activités qui est constitutive de leur vie quotidienne, je perçois la régression comme étant fondamentalement une expérience rythmique. Je peux voir mes deux enfants régresser chaque fois qu'ils se sentent jaloux l'un de l'autre ; il y a un pattern de comportement qui se répète sans cesse. On fait régulièrement l'expérience de la régression pendant l’enfance. Ce phénomène se retrouve également à l'âge adulte (intellectuellement, émotionnellement et socialement), chaque fois que nous constatons un écart entre une nouvelle situation (p.ex., de nouvelles connaissances, une nouvelle relation) et notre capacité cognitive, émotionnelle et sociale à y faire face. Cela signifie que la régression est une forme d'expérience qui tend à se répéter dans le temps et tout au long de l'existence ; c'est un phénomène "périodique". Elle est reconnaissable, car elle se caractérise par une façon de penser, de ressentir ou d'entrer en relation avec les autres, qui tend à être moins appropriée que le niveau d'adaptation que nous affichons habituellement à un moment précis de notre vie ; la régression se traduit donc par un schéma-type de comportement. Elle s'inscrit également dans un moment précis de l'existence. Elle appartient au mouvement historique de la vie d'une personne, un mouvement qui s'exprime par des actions qui ne sont jamais totalement similaires les unes aux autres et qui font d’un moment de régression, une expérience toujours singulière. En suivant les critères rythmiques de Sauvanet (2000) (motif, périodicité, mouvement), on peut donc concevoir l'expérience de la régression comme un phénomène rythmique.

La régression révèle la manière dont on fait l’expérience de son propre développement

L'expérience de la régression révèle des éléments de compréhension qui permettent d’éclairer l’expérience personnelle (sur le plan mental, émotionnel et social). Elle exprime autant des éléments liés au présent, qu’elle révèle des liens avec le passé ("Je ne comprends pas, j'étais capable de faire face à de telles situations dans le passé") et un futur possible ("Si je surmonte ce défi, je me sentirai peut-être plus habile"). L'expérience de la régression apparaît donc comme un marqueur temporel. C'est un marqueur parce qu'elle attire l'attention sur notre propre façon d'être, telle qu’elle s’exprime à travers un pattern de comportement inhabituel. De plus, nous avons tous des façons différentes de faire l'expérience de la régression. Par exemple, elle peut être reconnue, niée, comprise ou redoutée. Ainsi, interroger son expérience de la régression constitue un moyen d'apprendre quelque chose de pertinent sur la manière dont on se situe dans sa propre histoire, en regard de ce que nous étions ou de ce que nous pourrions être à l'avenir, et sur la façon dont nous nous situons par rapport à ces changements. Dans la mesure où l'éducation concerne l'apprentissage et le développement tout au long de la vie (parmi d’autres aspects), interroger l'expérience de régression apparaît comme un moyen stratégique de prendre position à l’égard de notre propre rapport au savoir et de notre propre développement. Dans la mesure où les phénomènes de régression continuent de se produire tout au long de la vie d'une personne, ils révèlent également quelque chose sur la façon dont on évolue au fil du temps. La régression représente ainsi un marqueur temporel important.

Et vous ?

Etes-vous conscients des moments de votre vie où vous vous sentez régresser ? Remarquez-vous des schémas spécifiques dans la façon dont une telle expérience se répète ? Percevez-vous une évolution dans la façon dont vous pouvez faire face à une telle expérience ? N'hésitez pas à faire part de vos commentaires ci-dessous !


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, mai 23). L'expérience de la régression comme marqueur temporel. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/5/23/the-experience-of-regression-as-a-temporal-marker-4ttw2

Se représenter les rythmes d'une transformation

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Le développement à l’âge adulte soulève évidemment des questions d’ordre temporel, mais pourrait-on également l'envisager à partir des questions rythmiques qu’il soulève ? Comment élaborer une théorie rythmique permettant de décrire les processus à travers lesquels les adultes se transforment ? Ces questions sont au cœur de mes réflexions actuelles sur l'apprentissage transformateur et la théorie du rythme.

La transformation comme discontinuité

La transformation est souvent conçue comme une "discontinuité" qui façonne la vie d'une personne. Elle peut par exemple être provoquée par une crise, un événement ou un accident qui amènent à réorganiser sa façon de vivre et de concevoir ce que l’on est et ce que l’on fait. Cette conception est au cœur de nombreuses théories en psychologie et en formation des adultes, notamment la théorie de l'apprentissage transformateur développée par Jack Mezirow (1991/2001).

La transformation en tant que processus continu

Une autre façon de concevoir l'émergence d'une transformation dans la vie d'une personne suggère de l'envisager à travers des processus continus à peine perceptibles, soit parce qu'ils sont inconscients, soit parce qu'ils sont tellement habituels qu'ils n'attirent pas l'attention ; ce que François Jullien (2009) appelle des "transformations silencieuses". Ainsi, les transformations qui caractérisent le développement d'un enfant peuvent être conçues comme "continues", car de petits changements quotidiens apparaissent - souvent sans être remarqués - jusqu'à ce qu'ils contribuent finalement à l’émergence de marqueurs plus significatifs de sa croissance (p.ex., le premier pas , le premier mot prononcé, etc.)

La transformation en tant que processus rythmique

Ces deux conceptions de la transformation n'ont pas besoin d'être opposées l'une à l'autre. Les concevoir simultanément nécessite néanmoins de développer un langage qui permette de décrire les relations entre continuité et discontinuité. C'est, à mon avis, l'enjeu central inhérent au développement d'une conception rythmique du changement (Alhadeff-Jones, 2016, 2017).

Quand un papillon arrive à la rescousse

Pour illustrer cette affirmation, j'ai commencé à utiliser les deux vidéos ci-dessous avec les participants d'un de mes cours afin d’attirer leur attention sur les aspects rythmiques des processus développementaux.

Je commence par cette séquence, car elle représente la manière stéréotypée dont on envisage un processus de transformation : l'émergence du papillon adulte hors de son cocon ; la discontinuité ultime !

Après neuf jours de changements invisibles, le papillon monarque adulte est prêt à rencontrer le monde ! (Source : Jefferson Lab)

Par la suite, je montre la séquence ci-dessous – qui vient en premier dans l'ordre chronologique – car elle illustre la production de la chrysalide elle-même, un phénomène souvent négligé lorsqu'on parle de la "naissance" d'un papillon pour illustrer sa transformation.

Transformation de la chenille en chrysalide. (Source : Jefferson Lab)

Dans les deux vidéos, ce qui est frappant, ce sont les caractéristiques rythmiques des changements qui se produisent. Ce type de technique d’enregistrement (time lapse) est particulièrement puissant pour révéler ces rythmes, car ils resteraient autrement invisibles à l'œil nu (plus d'informations à ce sujet dans un autre article !). Les deux vidéos illustrent ainsi des rythmes spécifiques inhérents aux changements qui se produisent dans le corps de la chenille/chrysalide/papillon, bien qu’ils apparaissent de manière plus prépondérante à certains stades qu’à d'autres.

Ces phénomènes, bien que déjà complexes, ne le sont évidemment pas autant que les processus de changement qui affectent la vie des humains. Ils nous fournissent cependant de puissantes analogies pour en saisir certains enjeux. En attirant l’attention sur les micro-changements qui se produisent dans un processus de transformation, ces phénomènes rendent visibles les rythmes quotidiens inhérents à un processus de transformation.

Et vous ?

Connaissez-vous d'autres exemples de phénomènes naturels ou humains qui présentent des caractéristiques rythmiques inhérentes aux processus de transformation d'une manière qui peut être facilement perçue par les sens humains ? Merci d’utiliser la section des commentaires ci-dessous pour poster vos suggestions!


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 6). Se représenter les rythmes d'une transformation. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/1/19/envisioning-the-rhythms-of-a-transformation-eb9cm