L’intelligence rythmique présuppose un mode d’appréhension du réel qui place l’accent sur les rythmes qui sont constitutifs des phénomènes vécus ou observés. De ce point de vue, elle traduit un regard spécifique que l’on pourrait qualifier de « rythmologique ». Dans la mesure où l’expérience de phénomènes rythmiques permet de décrire et de rendre compte de manière intuitive de la façon dont le temps, l’espace et les changements sont vécus, autant d’un point de vue existentiel que dans les aspects les plus mondains de la vie quotidienne, le concept de rythme constitue une entrée privilégiée pour appréhender la fluidité du réel (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24):
Le concept de rythme se révèle d’autant plus pertinent qu’il est un concept nomade qui s’est déployé, au fil de l’histoire des idées, dans différentes disciplines (Michon, 2005, 2017; Sauvanet, 1999, 2000). Appréhendé à partir de son étymologie et de l’usage qui en a été fait dans la philosophie grecque d’Archiloque à Aristoxène, le concept de rythme renvoie d’emblée à une tension critique entre ordre et mouvement, substance et flux. Comme le relève Sauvanet (1999, p.6), le rhuthmos grec évoque tantôt la forme que prend une chose dans le temps, tantôt la forme telle qu’elle est transformée par le temps. Renvoyant à une « configuration changeante » ou une « forme fluide », le concept de rythme permet ainsi d’évoquer un ordre évolutif sans le réduire, ni à une substance, ni à un flux dénué de forme.
Comment dès lors concevoir des phénomènes perçus ou vécus, à partir des « formes en mouvement » qui en sont constitutives (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24) ?
Pour Sauvanet (2000), l’étude de phénomènes rythmiques suppose de mettre en évidence les «patterns» qui les structurent, les « périodicités » à partir desquelles ces motifs se répètent, et le « mouvement » singulier qui les caractérisent, avec ses variations et ses discontinuités. Pour Michon (2005), dans une perspective anthropologique, l’étude des phénomènes rythmiques suppose d’étudier les « manières de fluer » prises par le langage, les corps, les interactions sociales, ainsi que leurs contributions aux processus d’individuation et aux rapports de force qu’ils traduisent.
En croisant ces approches (Alhadeff-Jones, 2017, 2018a), on dispose d’une première matrice pour aborder certains des rythmes qui caractérisent des phénomènes organisés (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24):
On peut ainsi chercher à rendre compte des patterns qui sont constitutifs des discours, des gestes et des interactions sociales autour desquels [ils] s’organise[nt]. On peut explorer leur périodicité, c’est-à-dire les modalités de répétition à travers lesquels ces patterns se reproduisent, en s’intéressant à leur fréquence, à leur période et au tempo qui les caractérisent. On peut finalement appréhender ce qui singularise leur développement, en s’intéressant aux variations observées ou vécues, tels que les interruptions, les événements, les crises, ou les accidents, à travers lesquels les rythmes [caractéristiques des phénomènes observés] se transforment et se renouvellent.
Approche rythmologique et intelligence rythmique
Sur la base de ces éléments, et en reprenant la définition de l’intelligence rythmique proposée ici, on peut désormais envisager de manière synthétique une reformulation de ce que cette notion implique d’un point de vue rythmologique. L’intelligence rythmique mobilise une capacité, individuelle et collective, à connaître, comprendre et se représenter (1) les patterns qui sont constitutifs des manières de sentir, des comportements, des discours, des gestes, des traces ou des interactions inhérents à tout phénomène organisé, observé ou vécu; (2) les modalités à travers lesquelles ces manières de sentir, comportements, discours, gestes, traces ou interactions se répètent au fil du temps; ainsi que (3) les variations et les discontinuités qui affectent leur évolution en révélant la singularité de ces manières de fluer. De même, l’intelligence rythmique suppose une capacité d’adaptation et de résolution de problèmes, à la fois délibérée, stratégique et critique, qui repose sur la capacité à influer sur l’évolution des patterns, des périodicités et des mouvements qui caractérisent les manières de sentir, comportements, discours, gestes, traces ou interactions observés ou vécus. Ce faisant, l’exercice d’une intelligence rythmique est susceptible de contribuer au développement de relations privilégiées au sein d’un environnement donné, reposant sur la capacité à renforcer des phénomènes de résonance impliquant la (ré)organisation des relations qui s’établissent entre les patterns, les périodicités et les mouvements caractéristiques des manières de fluer, observées ou vécues.
Références
Alhadeff-Jones, M. (2017). Time and the rhythms of emancipatory education. Rethinking the temporal complexity of self and society. London: Routledge.
Alhadeff-Jones, M. (2018a). Concevoir les rythmes de la formation : entre fluidité, répétition et discontinuité. In P. Maubant, C. Biasin & P. Roquet (Eds.) Les Temps heureux des apprentissages (pp.17-44). Nîmes, France: Champ Social.
Alhadeff-Jones, M. (2018b). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.
Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris : Presses Universitaires de France.
Michon, P. (2017). Elements of rhythmology (Vol. 1 & 2). Paris: Rhuthmos.
Sauvanet, P. (1999). Le rythme grec d’Héraclite à Aristote. Paris : Presses Universitaires de France.
Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.
Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 8). Approche rythmologique et intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/8/approche-rythmologique-et-intelligence-rythmique