Twitter et l'expérience de névrose temporelle

Je me suis dernièrement reconnecté à mon compte Twitter, créé il y a cinq ans et jamais utilisé depuis. Comme je suis constamment à la recherche de nouvelles sources d'informations quotidiennes, j'ai pensé qu'une utilisation plus systématique de ce réseau social pourrait être pertinente. Je voulais également expérimenter et voir comment je pourrais utiliser cette plateforme pour garder une trace des idées qui émergent de mes lectures en ligne, jour après jour. L'expérience ne fait que commencer (vous pouvez consulter mon compte @alhadeffjones)

Alors que j'explore et découvre de plus en plus de tweets, et que de plus en plus de personnes partagent leurs contributions quotidiennement, je ressens des sentiments mitigés qui semblent être assez courants de nos jours : l'excitation de découvrir de nouvelles personnes (mais pas nécessairement de nouvelles idées) et le sentiment déprimant que le fait de suivre le rythme des réseaux sociaux va à l'encontre d'autres rythmes de ma vie (tels que les rythmes de la vie familiale, intellectuelle et professionnelle). Ce sentiment en soi n'est pas particulièrement original ; il révèle sans aucun doute une ambivalence plus large à l'égard des technologies actuelles de l'information et de la communication, ambivalences déjà bien documentées dans les médias.

L'ambivalence d'un medium

Ce qui me semble pertinent, à ce stade de mon expérimentation, c'est d'essayer de maintenir cette tension et d'interroger les significations plus profondes dont elle est porteuse. D'une part, le besoin de nouveauté, d'idées originales, de connexions et l'excitation des connexions instantanées ; d'autre part, la nécessité de consolider ce qui est déjà là, de se préserver et d’envisager une perspective à long terme, inscrite dans la durée et dans un processus de développement tout au long de la vie.

Le problème n'est pas tant de choisir entre l'un ou l'autre. Il s'agit plutôt d'apprendre à réguler les tensions qui demeurent entre ouverture et fermeture, instantanéité et durée, excitation et ennui, etc. Ce sont là des "motifs de dualité" intéressants (Bachelard, 1950) qui sont constitutifs des rythmes quotidiens de notre vie (parfois nous ressentons le besoin d'être connectés ou stimulés, d'autres fois nous préférons rester seuls ou tranquilles).

Définir la névrose temporelle

La capacité de réguler la façon dont nous vivons ces différents aspects de la vie quotidienne ne va pas de soi. Douleurs et souffrances peuvent naître de la difficulté à gérer de telles ambivalences lorsqu'elles prennent des proportions trop importantes (p.ex., des comportements compulsifs). Pour cette raison, il peut être important de nommer le phénomène caractérisé par la difficulté à réguler de telles tensions.

Comme je le décris dans Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) utilise le terme "schizochronie" (du grec : schizo- signifiant divisé ; divisé ; et chronos, temps) pour exprimer les tensions ressenties lorsqu’on est confronté à des temporalités conflictuelles (p.ex., famille versus temps de travail, rythmes biologiques versus rythmes sociaux), ou lorsqu’on se sent dépassé par des rythmes qui nous sont imposés.

Les tensions ressenties lors de l'utilisation de réseaux sociaux, tels que Twitter, sont de nature différente. Je pense qu'il peut être pertinent d'utiliser l'expression "névrose temporelle", en référence à la signification donnée à cette expression en psychanalyse, pour aller plus loin dans la description de tels phénomènes. La notion de "névrose temporelle" souligne non seulement la nature conflictuelle, mais aussi ambivalente des tensions temporelles qui peuvent être vécues dans la vie quotidienne, par exemple à travers des comportements spécifiques vécus comme symptomatiques. La névrose temporelle constitue ainsi une expression spécifique des "conflits temporels" vécus (Alhadeff-Jones, 2017).

Révéler nos ambivalences face à l'expérience du temps

Si la notion de schizochronie suggère de profonds clivages temporels, l'idée de névrose temporelle renvoie plutôt à l'état de tension et de conflictualité intérieure que l’on peut ressentir lorsque l’on considère la nature complémentaire, antagoniste et contradictoire des rythmes constitutifs de nos activités. La névrose temporelle s'exprime à travers ces moments où l'on se demande si l'on doit suivre un rythme d'activité spécifique (p.ex., consulter son courrier électronique ou son flux Twitter), en changer la fréquence (pour ralentir ou accélérer la façon dont on les consulte), ou plus radicalement introduire une sorte de rupture dans ces habitudes. Le terme de névrose suggère donc un conflit entre les pressions venant de l'intérieur (p.ex., le désir, la répulsion) et de l'extérieur (p.ex., les attentes collectives, les exigences imposées).

La névrose temporelle ne doit pas être conçue strictement comme un phénomène psychologique révélant des ambivalences personnelles ou des conflits internes à l’individu. Elle doit plutôt être conçue comme étant socialement produite par l'expérience quotidienne de dilemmes temporels qui nous sont imposés par les institutions au sein desquelles nous évoluons (famille, éducation, travail, etc.). Dans cette perspective, le développement actuel des médias sociaux ne fait que réactiver des dilemmes temporels qui étaient présents plus tôt dans l'histoire de notre société. La névrose temporelle représente donc une "mise à jour" d’anciennes formes d'ambivalences symptomatiques.

Maintenant que l'ambivalence est étiquetée, la question qui demeure est de déterminer comment les personnes et les institutions apprennent à gérer de tels dilemmes et conflits intériorisés. Comment apprenons-nous à gérer nos propres ambivalences face aux coûts et aux avantages des nouvelles technologies et aux rythmes qu'elles nous imposent ? Comment apprenons-nous à éviter d'être captifs d'une temporalité hégémonique (telle que celle qui nous enferme parfois dans l’utilisation compulsive des médias sociaux) et à maintenir des rythmes d'activité souples ?

Certains choisissent d'arrêter d'utiliser ce type de plateforme, d'autres continuent à lutter... et vous ?


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, septembre 18). Twitter et l'expérience de névrose temporelle. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-experience-nvrose-temporelle

Twitter and the experience of temporal neurosis

Recently, I reconnected to my twitter account, created five years ago and never used since then. As I am constantly looking for new sources of daily news, I thought that using Twitter more systematically could be relevant (although I have to confess, I am still struggling with it...) I also wanted to experiment and see how I could use this platform for keeping track of everyday insights emerging through my online readings. The experiment is just starting (you can check my account @alhadeffjones)

As I explore and discover more tweets and more people tweeting everyday, I am experiencing mixed feelings that seem to be quite common nowadays: the excitement of discovering new people (but not necessary new ideas) and the depressing feeling that keeping up with the pace of social media runs against other rhythms of my life (e.g., the pace of family, intellectual and working lives). This feeling in itself is not particularly original; it definitely reveals a broader ambivalence about current technologies of information and communication, already well documented in the media.

The ambivalence of a medium

What seems relevant to me, at this stage of my experimentation, is to try to keep this tension alive and to question the deeper meanings it carries. On one hand, the need for novelty, fresh insights, connections and the excitement of instantaneous connections; on the other hand, the need to consolidate what is already there, to preserve oneself, and to embrace the duration of long term perspective and lifelong development.

The problem is not so much about choosing between one or the other. The issue would be rather to learn how to regulate between openness and closure, instantaneity and duration, excitement and boredom, etc. Those are interesting "motifs de dualité" (Bachelard, 1950) that are constitutive of the everyday rhythms of our lives (sometimes we feel the need to be connected or stimulated, other times we prefer to remain on our own or quiet).

Defining temporal neurosis

Being able to regulate the way we relate to those aspects of the everyday life cannot be taken for granted. Pain and suffering can emerge from the difficulty to manage such ambivalences when they take larger proportions (e.g., compulsive behaviors). For that reason, it may be important to name the phenomenon characterized by the difficulty to regulate such tensions.

As I describe it in Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) refers to the term "schizochrony" (from the Greek: schizo- meaning split; divided; and chronos, time) to express the tensions people experience when confronted with conflicting temporalities (e.g., family versus working time, biological versus social rhythms), or when we feel subjugated by rhythms that are imposed on us.

The tensions experienced when using social networks, such as Twitter, are of different nature. I think it may be relevant to use the expression "temporal neurosis", in allusion to the meaning given to this expression in psychoanalysis, to go further in the description of such phenomena. The notion of "temporal neurosis" stresses not only the conflicting, but also the ambivalent nature of the temporal tensions that may be experienced in the everyday life, for instance through specific behaviors experienced as symptomatic. Temporal neurosis constitutes a specific expression of "temporal conflicts" (Alhadeff-Jones, 2017).

Revealing our ambivalences toward the experience of time

If the notion of schizochrony suggests deep temporal clivages, the idea of temporal neurosis would rather refers to the state of tension and inner conflictuality that people may experience when considering the complementary, antagonistic, and contradictory nature of the rhythms that are constitutive of their own activity. Temporal neurosis is expressed by those moments when we wonder whether we should keep up with a specific pattern of activity (e.g., checking one's email or Twitter feed), change its frequency (to slow down or to accelerate the way one relates to it), or more radically introduce some kind of rupture in such habits. The term neurosis would suggest therefore a conflict between pressures coming from within (e.g., desire, repulsion) and from the outside (e.g., collective expectations, requirements).

Temporal neurosis should not be conceived strictly as a psychological phenomenon revealing personal ambivalences or inner conflicts. It should rather be conceived as socially produced by the everyday experience of temporal dilemmas imposed on us by the institutions we live through (family, education, work, etc.) From that perspective, the current development of social media is just reactivating temporal dilemmas that have been present earlier in the history of our society. Temporal neurosis represents therefore an 'update' of older forms of symptomatic ambivalences.

Now that the ambivalence is labelled, the question that remains is how do people and institutions learn to deal with such dilemmas and internalized conflicts? How do we learn to manage our own ambivalences toward the costs and benefits of new technologies and the rhythms they impose on us? How do we learn to avoid being captive of an hegemonic temporality (e.g., being stuck in social media) and maintain flexible rhythms of activity?

Some choose to stop using the platform, other keep struggling... what about you?


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, September 18). Twitter and the experience of temporal neurosis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-and-the-experience-of-temporal-neurosis

Vidéo: Revisiter les rythmes de l'éducation et de la formation dans une perspective critique

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Le 26 juin 2017, j'ai eu le privilège de donner la conférence introductive du Congrès de la Société Suisse pour la Recherche en Education (SSRE). Cette année, le thème du congrès était "Les temps de l'éducation et de la formation"; l'occasion pour moi d'exposer certaines des thèses centrales développées dans mon livre, afin d'engager le dialogue avec les participants de ce colloque. Ci-dessous les liens vers les enregistrements vidéo de mon intervention.

La première partie interroge la spécificité d'une réflexion sur le temps en sciences de l'éducation.

La deuxième partie explore les contraintes temporelles qui déterminent la manière dont l'éducation est instituée, organisée et vécue.

La troisième partie interroge le sens d'une éducation émancipatrice dans un contexte d'aliénation temporelle.

Vidéo: Complexité temporelle dans la vie adulte et apprentissages transformateurs (Second Annual Jack Mezirow Lecture at Teachers College)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 4 juin 2017, j’étais invité par l’AEGIS for Life Alumni organization (plus d’informations sur le programme doctoral AEGIS ici) pour donner une conférence dans le cadre de la Second Annual Jack Mezirow Lecture, organisée à l’Université de Columbia. Ce fut pour moi une occasion privilégiée de présenter certaines de mes recherches actuelles sur le temps, les rythmes et la formation des adultes, aux étudiants et au corps professoral de Teachers College.

Ci-dessous, les liens vers les enregistrements vidéo de ma conférence et de la séance de questions et réponses qui a suivi.

Des vitesses toujours plus rapides, le sentiment d’une accélération continue et un sentiment d'urgence permanent représentent certains des aspects qui prévalent dans les sociétés occidentales contemporaines. Le sentiment que la vie est fragmentée autour d'activités qui restent déconnectées les unes des autres, ou qui affichent des rythmes qui semblent incompatibles, y ajoute une sensation de tension et de confusion. Plus que jamais, le temps pour la réflexion critique et les apprentissage significatifs semble manquer dans nos vies et dans notre éducation.

Au cours de cette conférence, j'ai proposé au public une réflexion sur la complexité des temporalités impliquées dans la formation des adultes. Au-delà de la dichotomie entre éducation lente et apprentissage accéléré, j'ai suggéré que nous observions et remettions en question les rythmes contradictoires qui animent ce que nous faisons, nos manières de penser et d’être. En discutant de la publication de mon livre, Time and the Rhythms of Emancipatory Education, j'ai également proposé un nouvel ensemble de compétences susceptibles de permettre aux formateurs et aux professionnels de l’éducation de discuter de manière critique des temporalités multiples qui animent leurs activités, cela afin de permettre d’entrevoir de nouvelles opportunités d'apprentissage transformateur.

Video: Rethinking the rhythms of education and training in a critical perspective

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

On June 26, 2017, I had the privilege to give the introductory lecture at the Congress of the Swiss Society for Educational Research (SSRE). The theme of this year's congress was "The times of education and training"; an opportunity for me to introduce some of the central theses developed in my book, in order to engage in a dialogue with the participants of this colloquium. Below are the links to the video recordings of my intervention.

The first part questions the specificity of a reflection on time in education sciences.

The second part explores the temporal constraints that determine how education is instituted, organized and experienced.

The third part questions the meaning of emancipatory education in a context characterized by temporal alienation.

Video: Temporal complexity in adult life and transformative learning (Second Annual Jack Mezirow Lecture at Teachers College)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

On June 4th 2017, I was invited by the AEGIS for Life Alumni organization (more about the AEGIS doctoral program here) to be the featured speaker at the Second Annual Jack Mezirow Lecture, held at Teachers College, Columbia University. This was a very privileged opportunity for me to discuss some of my current research around time, rhythms and adult learning with students and faculty members at Teachers College.

Below, the links to the video recordings of my lecture and the Q&A session that followed.

Increased speed, ongoing acceleration, and a sense of permanent urgency are common features that characterize the ways people relate to their personal and professional lives in Western countries. The feeling that one’s life is fragmented around activities that remain disconnected from each other, or display rhythms that seem incompatible, adds to a feeling of stress and confusion. More than ever, time for critical reflection and for deep learning seems to be lacking in our lives and in our education, too.

During this lecture I engaged the audience in a reflection around the complexity of the temporalities involved in adult learning. Beyond the dichotomy of slow education versus accelerated learning, I suggested that we observe and question the conflicting rhythms that pace what we do, how we think and who we are. Discussing the publication of my new book, Time and the Rhythms of Emancipatory Education, I introduced and discussed a new set of skills for educators to engage critically with the multiple temporalities of their life, and trigger new opportunities for transformative learning.

Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus?

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Colin Morris (qui se décrit comme un “programmeur au chômage et un passionné d’apprentissage profond” (unemployed programmer and deep learning enthusiast) intéressé par “l’apprentissage automatique et la visualisation des données” (machine learning and data visualization)) a récemment publié un article digne d’intérêt intitulé "Are Pop Lyrics Getting More Repetitive?" (Les paroles de chansons populaires deviennent-elles plus répétitives?) dans The Pudding, une revue hebdomadaire d’essais. Cet article reprend une réflexion entamée en 1977 par l’informaticien Donald Knuth, dans un article intitulé The Complexity of Songs (La complexité des chansons). À l'époque, Knuth s'interrogeait avec humour sur la tendance des chansons populaires à s'éloigner des ballades riches en contenu pour se tourner vers des textes très répétitifs, avec peu ou pas de contenu digne d’intérêt.

La contribution de Morris teste littéralement l'hypothèse de Knuth de 1977 sur une base empirique. Il a ainsi analysé la répétitivité d'un ensemble de données de 15'000 chansons qui ont figuré sur le Billboard Hot 100 entre 1958 et 2017. Pour ce faire, Morris a utilisé un algorithme de compression (l'algorithme Lempel-Ziv ou LZ) servant à compresser des fichiers tels que les gifs, les pngs et d'autres formats d'archives informatiques. Comme l'explique Collins, le LZ fonctionne en exploitant des séquences répétées : "L'efficacité avec laquelle la LZ peut compresser un texte est directement liée au nombre et à la longueur des sections répétées dans ce texte". Les résultats de l'expérience de Collins sont très clairement décrits dans son article à travers plusieurs graphiques et animations. Ils tendent à démontrer l'hypothèse selon laquelle, depuis les années 1960, la musique populaire est devenue de plus en plus répétitive (ou, en d'autres termes, plus facile à compresser à un rythme plus élevé) :

"En 1960, la chanson moyenne est compressible à 45,7 %) ... En 1980, la chanson la plus répétitive est Funkytown (compressible à 85 %) ... Une chanson moyenne de [2014] se compresse 22 % plus efficacement qu'une chanson de 1960".

En discutant des résultats de son étude, Collins explore les différences entre les genres et les artistes et établit des tableaux comparatifs, organisés par décennies. En parcourant son article, vous apprendrez que "Around the World" de Daft Punk (1997) est la chanson la plus répétitive produite pendant cette période, que Rihanna est l'artiste la plus répétitive dans l'ensemble des données de Collins, ou que des rappeurs comme J. Cole et Eminem ont tendance à être non répétitifs de manière consistante.

La répétition, le rythme, la valeur esthétique et leur relation avec la société

Même si elle n'affirme pas une revendication esthétique, l'étude de Collins apporte une pièce de plus à une longue tradition de réflexions remettant en question les relations entre les rythmes esthétiques (p.ex., la poésie, la musique, la danse) et les dimensions rythmiques qui caractérisent un environnement socioculturel à une période donnée. La remise en question des caractéristiques rythmiques inhérentes à la production culturelle, comme la poésie ou la musique, a une longue histoire. Pour Platon et Aristote, les rythmes désignaient le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes composant la poésie, la musique et la danse. Leur approche renvoyait à une conception du jugement esthétique privilégiant une sorte de mesure (le métronome). Comme l'explique Couturier-Heinrich (2004), au XVIIIe siècle, suivant les contributions de poètes tels que Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin, le concept de rythme est réapparu dans les réflexions sur l'esthétique, privilégiant les qualités intérieures d'un texte, plutôt que ses attributs mesurables. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Wagner et surtout Nietzsche ont relancé la discussion. L'évolution des rythmes esthétiques a alors été interprétée comme le signe de mutations sociétales, associées - entre autres - aux changements culturels et économiques caractérisant la modernité et la révolution industrielle (Hanse, 2007).

La répétition et la qualité de l'expérience vécue

Outre le fait qu'elle propose une mesure objective pour décrire la manière don les paroles ont pu évoluer pendant la seconde moitié du XXe siècle, l'étude de Collins apporte à mon avis un élément supplémentaire aux recherches actuelles autour de la rythmmanalyse. Pour le situer, il me faut d'abord le recadrer à la lumière d'une réflexion sur la relation entre la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Depuis les travaux de Marx, la "tyrannie du temps" dans la société capitaliste reste un thème récurrent dans les études sociologiques portant sur le rôle joué par la rigidité, la coercition et la régularité imposées par le cadre temporel de l'industrialisation (p.ex., les chaînes de montage, la taylorisation). Comme le souligne Lefebvre (1961/2002, p. 340), la relation entre aliénation et répétition est à la fois une question de qualité et de quantité. Ainsi, il faut distinguer différents types de répétition (c'est-à-dire prendre en considération le niveau de différence et de créativité qu'ils impliquent) pour analyser leur valeur et leur signification.

Travailler sur une chaîne de montage, ou répéter chaque jour les mêmes routines dans une salle de classe, peut être ressenti comme aliénant car la répétition est vécue comme une source de monotonie, de fatigue, de consommation ou d'épuisement (Jacklin, 2004). Elle dépouille donc la personne de l’expérience qu’elle fait dans sa chair. Elle ne laisse pas de place à la création de soi, à la plénitude ou à l'harmonie vis-à-vis de soi-même et du monde environnant. De ce point de vue, la redondance des exigences pragmatiques de la vie quotidienne peut constituer une source de détachement qui sépare les actions quotidiennes (p.ex., au travail, à l'école ou dans la famille) de ce qui les nourrit (p.ex., l'impulsion ou le désir), entraînant une érosion du sens accordé à l’expérience vécue et un sentiment de banalité du quotidien (Lefebvre, 1961/2002, 1992). Un sentiment d'aliénation peut ainsi provenir de la séparation entre les pulsions créatives et les rythmes répétitifs du quotidien (Lefebvre, 1992). C'est l'une des raisons pour lesquelles le projet rythmanalytique de Lefebvre a été fondé sur l'étude des dimensions rythmiques du quotidien comme sources potentielles d'aliénation. (Alhadeff-Jones, 2017, p.164)

Faire l’expérience de la répétition et mesurer mathématiquement la redondance

La contribution de l'étude de Collins devient particulièrement pertinente, une fois qu'elle est liée à une réflexion plus large sur la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Elle traduit en premier lieu l’intuition selon laquelle la complexité de la production culturelle est susceptible de diminuer au fil du temps, par rapport à certaines normes (p.ex., le niveau de redondance des informations) ou varier en fonction du répertoire d'un artiste. D'une certaine manière, certains diront qu'il n'est pas nécessaire d'établir une démonstration aussi sophistiquée pour faire cette affirmation. Le mérite de cette approche est qu'elle fournit une mesure objective pour décrire une telle évolution. Comme l'a formulé Collins : "Je sais reconnaître une chanson répétitive quand j'en entends une, mais il n'est pas facile de traduire cette intuition en chiffres". En sciences sociales, la rythmanalyse se réfère généralement à une praxis conçue d'abord dans une perspective qualitative : l'étude des qualités affichées par l'expérience des phénomènes rythmiques. A contrario, en biologie ou en médecine, l'analyse des rythmes est basée sur des données quantitatives (p.ex., la mesure de l'activité cardiaque). Ce qui me semble particulièrement intéressant dans l'approche de Collins est le fait qu'elle démontre l'intérêt d'utiliser un algorithme spécifique pour mesurer une dimension constitutive de l'évolution de la complexité des productions culturelles. En fournissant une analyse qui va au-delà de la capacité de perception humaine, elle nous offre une description plus riche du monde dans lequel nous vivons.

Complexité computationnelle et recherche rythmanalytique

D'un point de vue méthodologique, l'idée d'utiliser des algorithmes de compression pour mesurer le niveau de redondance des informations ouvre une voie stimulante pour la recherche rythmanalytique. Si la redondance peut être conçue comme un marqueur de l'absence d'impulsion créative, comprise comme un signe de perte de soi (Alhadeff-Jones, 2017), alors sa mesure mathématique nous fournit un outil pertinent pour comparer les situations et évaluer leur évolution dans le temps. Nul besoin d'un algorithme sophistiqué pour savoir quand une activité est ressentie comme trop répétitive, surtout lorsque le désagrément est ressenti à travers son propre corps. Les choses deviennent plus délicates lorsque nous commençons à envisager des activités impliquant des pratiques discursives. Là encore, il semble qu'il n'y ait pas besoin d'un cadre de recherche élaboré pour déterminer que le fait de travailler par exemple dans un centre d'appel peut constituer une activité répétitive, façonnée par des scripts dénués de variations. Mais une fois que l'on veut comparer des activités, comme celles qui consistent à enseigner, à s'occuper ou à aider les autres, les choses se compliquent.

En suivant l'exemple de Collins, on peut imaginer une cohorte de professionnels (p.ex., des enseignants, des formateurs, des médecins, des infirmières) qui accepteraient de faire enregistrer leur voix pendant une journée entière, plusieurs jours par an, plusieurs années de suite. L'utilisation d'un algorithme tel que le LZ pourrait ainsi fournir une mesure du niveau de redondance de leurs discours, et servir de base pour établir des comparaisons entre personnes, entre les domaines de pratique, et pour une même personne, en révélant les manières dont elle évolue au fil du temps. Je n'ai jamais été partisan des approches quantitatives en sciences humaines, mais il me semble qu'un tel outil représenterait un instrument intéressant pour explorer, à travers différents contextes et différentes périodes, le niveau de complexité des rythmes discursifs impliqués dans les activités humaines.

En d’autres termes : À une époque où la normalisation et la gestion de la qualité exigent que les gens suivent des procédures prédéfinies, et adoptent des formules standard, être capable de mesurer le niveau de créativité inhérent aux discours prononcés apparaît comme une manière intéressante de décrire les manières dont on apprend (ou désapprend) à résister, au fil du temps, à l'homogénéisation croissante des pratiques.

Et vous ?

Quand faites-vous l'expérience de la répétition d'une manière qui péjore votre vécu ? Quel type de stratégie mettez-vous en œuvre pour enrichir votre pratique quotidienne ? Comment savez-vous quand vous devez réviser ce que vous faisiez auparavant pour le rendre plus créatif ?

Merci d’utiliser les commentaires ci-dessous pour faire part de vos réactions et de vos questions.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, juin 6). Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus? Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/6/6/an-algorithm-to-measure-the-complexity-of-lived-rhythms-9ka42

An algorithm to measure the complexity of lived rhythms?

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Colin Morris (a self-described "unemployed programmer and deep learning enthusiast" interested in "machine learning and data visualization") recently published an intriguing paper titled "Are Pop Lyrics Getting More Repetitive?" in The Pudding, a weekly journal of visual essays. This paper takes over a reflection, started in 1977 by Donald Knuth, a computer scientist, in a paper titled The Complexity of Songs. At that time, Knuth questioned in a humorous way the tendency of popular songs to drift away from content-rich ballads to highly repetitive texts, with little or no meaningful content.

Morris's contribution literally tests Knuth's 1977 hypothesis with data. He analyzed the repetitiveness of a dataset of 15'000 songs that charted on the Billboard Hot 100 between 1958 and 2017. To proceed, he used a compression algorithm (the Lempel-Ziv algorithm or LZ) used to compress files such as gifs, pngs, and other computer archive formats. As explained by Collins, the LZ works by exploiting repeated sequences: "How efficiently LZ can compress a text is directly related to the number and length of the repeated sections in that text." The results of Collins's experiment are very clearly described in his paper through several graphics and animations. They tend to demonstrate the hypothesis according to which, since the 1960s, popular music became more and more repetitive (or, in other words, easier to compress at a higher rate):

"In 1960, the average song is 45.7% compressible) ... By 1980, the year's most repetitive song is Funkytown (85% compressible) ... An average song from [2014] compresses 22% more efficiently than one from 1960."

Discussing the results of his study, Collins explores differences among genres and artists and establishes comparison charts, organized by decades. By browsing his paper, you'll learn that Daft Punk's (1997) "Around the World" is the most repetitive song produced during that period, Rihanna the most repetitive artist in Collins's dataset, or that rappers like J. Cole and Eminem tend to be consistently non-repetitive.

Repetition, rhythm, aesthetic value and the way they relate to society

Even if it does not assert an aesthetic claim, Collins's study brings one more piece to a long tradition of reflections questioning the relationships between aesthetic rhythms (e.g., poetry, music, dance) and the rhythmic features that characterize a sociocultural environment at a specific period. The questioning of the rhythmic features inherent to cultural production, such as poetry or music, has a long history. For Plato and Aristotle, rhythms used to refer to the principle organizing the succession of elementary and complex units composing poetry, music and dance. Their approach was congruent with a conception of aesthetic judgment privileging some kind of measure (metron). As discussed by Couturier-Heinrich (2004), during the 18th century, after the contributions of poets such as Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel and Hölderlin, the concept of rhythm appeared again in reflections on aesthetic, privileging the inner qualities of a text, rather than its measurable attributes. During the second half of the 19th century, Wagner and especially Nietzsche reinitiated the discussion. The evolution of aesthetic rhythms was then interpreted as a sign of societal mutations, associated – among others – with the cultural and economic shifts characterizing modernity and the industrial revolution (Hanse, 2007).

Repetition and the quality of lived experience

Beside the fact that it proposes an objective measurement to describe how lyrics may have evolved during the second half of the 20th century, Collins's study brings in my opinion an additional element to the current research around rhythmanalysis. To locate it, I must first reframe it in the light of a reflection around the relationship between repetition and the quality of lived experience. Since Marx's analysis, the "tyranny of time" in capitalist society remains a recurring theme in sociological studies focusing on the role played by the rigidity, the coercion and the regularity imposed through the temporal framework of industrialization (e.g., assembly line, taylorization). As discussed by Lefebvre (1961/2002, p. 340), the relationship between alienation and repetition is both a matter of quality and quantity. Thus, different types of repetition have to be distinguished (i.e., taking into consideration the level of difference and creativity they involve) to analyze their value and meaning.

Working on an assembly line, or repeating every day the same routines within a classroom, may be experienced as alienating because repetition is lived as a source of monotony, tiredness, consumption or exhaustion (Jacklin, 2004). It dispossesses therefore the person from one’s own embodied experience. It does not let room for self-creation, plenitude or harmony with oneself and with the world. From this angle, the redundancy of the pragmatic demands of everyday life may constitute a source of detachment that separates daily actions (e.g., at work, in school or in the family) from what generates them (e.g., impulse or desire), resulting in an emptying out of meaning and the banality of the quotidian (Lefebvre, 1961/2002, 1992/2004). Alienation may come therefore from the separation between creative impulses and the repetitive rhythms of life (Lefebvre, 1992/2004). This is one of the reasons why Lefebvre’s rhythmanalytical project was grounded in the study of the rhythmic dimensions of the every day as potential sources of alienation. (Alhadeff-Jones, 2017, p.164)

Experiencing repetition and the mathematical measurement of redundancy

The contribution of Collins's study becomes particularly relevant, once it is linked to a broader reflection around repetition and the quality of lived experience. Collins's contribution translates an intuition. The intuition that the complexity of cultural production may be decreasing through time, according to some standards (e.g., the level of redundancy of information) or varies depending on an artist's repertoire. In a way, some would argue that there was no need to establish such a sophisticated demonstration to make that claim. The merit of the approach is that it provides one with an objective measurement to describe such an evolution. As formulated by Collins: "I know a repetitive song when I hear one, but translating that intuition into a number isn't easy." In social sciences, rhythmanalysis usually refers to a praxis first conceived from a qualitative perspective: the study of the qualities displayed by the experience of rhythmic phenomena. A contrario, in biology or in medical studies, rhythms analysis is based on quantitative data (e.g., the measurement of cardiac activity). What seems to me particularly interesting with Collins's approach is the fact that it demonstrates the value of using a specific algorithm to measure a dimension constitutive of the evolution of the complexity of cultural productions. By providing an analysis that goes beyond human capacity of perception, it provides us with a richer description of the world we are living in.

Computational complexity and rhythmanalytical research

From a methodological point of view, the idea of using compression algorithms to measure the level of redundancy of information opens up a stimulating avenue for rhythmanalytical research. If redundancy may be conceived as a marker of the absence of creative impulse, understood as a sign of loss of the self (Alhadeff-Jones, 2017), then its mathematical measurement provides us with a relevant tool to compare situations and evaluate their evolution through time. No need for a sophisticated algorithm to know when an activity is experienced as too repetitive, especially when the inconvenience is experienced through one's own body. Things become more tricky when we start considering activities involving discursive practices. Again, it seems that there is no need for an elaborated research setting to determine that working for instance at a call center may constitute a repetitive activity, shaped by unimaginative scripts. But once you want to compare activities, such as those involved in teaching, caring, or helping others, things become much more complicated.

Following Collins' example, we could imagine following a cohort of professionals (e.g., teachers, trainers, doctors, nurses) who would accept to have their voice recorded during a whole day, several days a year, several years in a row. Using an algorithm such as the LZ could provide us with a measurement of the level redundancy of their discourses, how it compares between professionals, between fields of practice, and for the same person, how it evolves through time. I have never been a proponent of quantitative approaches in human sciences, but it seems to me that such a tool would represent an interesting instrument to explore, through different contexts and different periods, the level of complexity of the discursive rhythms involved in one's activity.

Said in another way: In a time when standardization and quality management require people to follow predefined procedures, and adopt standard formulas, being able to measure the level of creativity inherent to one's discourses appears as an interesting way to describe how people learn (or unlearn) to resist through time to the increasing homogenization of human practices.

What about you?

When do you experience repetition in a way that seems debilitating?

What kind of strategy do you implement in order to enrich your everyday practice?

How do you know when you need to revise what you used to do in order to make it more creative?

Feel free to use the comments section below to share your feedback and questions. Thank you.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, June 6). An algorithm to measure the complexity of lived rhythms? Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/6/6/an-algorithm-to-measure-the-complexity-of-lived-rhythms

L'expérience de la régression comme marqueur temporel

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

J'ai deux jeunes enfants. En tant que psychologue, je ne peux pas m'empêcher de les voir grandir et de comparer ce que j'observe chaque jour avec ce que j'ai appris à l'université il y a 20 ans... Parmi les notions dont je me souviens, les idées de Piaget sur la "régression" me sont récemment revenues à l'esprit.

Retour à Piaget

Pour Piaget, la régression peut se produire chaque fois que l'on arrive à un nouveau stade de développement cognitif. Lorsqu'une nouvelle forme de structure mentale émerge, elle provoque un déséquilibre dans la façon dont l'enfant traite de nouvelles informations (p.ex., la découverte d'un nouvel objet ou d'un nouveau comportement) - ce que Piaget appelle l'assimilation - et sa capacité à modifier ses modes de pensée existants - ce que Piaget appelle l'accommodation. Un tel déséquilibre peut temporairement conduire à une régression, jusqu'à ce qu'une nouvelle façon de penser ou de se comporter émerge. Dans cet article, je voudrais cependant dépasser l'aspect cognitif de la régression, bien décrit par Piaget, et questionner l'expérience de la régression au-delà des années formatrices de l'enfance.

Tout le monde fait l'expérience de la régression de manière régulière

Un tel phénomène est fréquent tout au long de la vie. Vous pouvez être habile à utiliser un outil ou une technique spécifique ; chaque fois qu’il vous faut adapter ce que vous savez à un nouveau contexte, qui implique par exemple de nouvelles façons de penser, vous pouvez devenir temporairement maladroit (p.ex., en jetant votre marteau lorsque vous vous sentez frustré par la construction d'une étagère IKEA). Plus fondamentalement, cela peut aussi se produire chaque fois que l'on est confronté à un nouvel environnement.

Ainsi, les premières années qui ont suivi mon déménagement aux États-Unis, alors même que je maîtrisais la langue anglaise, ma capacité à m'exprimer dans cette langue était beaucoup moins sophistiquée que ma capacité à parler le français. Il m'a fallu des années pour me sentir en confiance chaque fois que je parlais anglais dans un cadre professionnel. Probablement parce que j'étais particulièrement conscient de ce phénomène et parce que l’utilisation du langage est un aspect essentiel de mon travail (p.ex., dans l’écriture ou l’enseignement), cette période de transition m'a fait éprouver un sentiment de régression à l’égard de mon sentiment d'autonomie ; il m’est ainsi arrivé de me sentir dépendant à l’égard de mes proches et de mes collègues anglophones pour m'assurer que je m'exprimais correctement (p.ex., en leur demandant de relire ce que j'écrivais pour m’assurer d’un emploi correct de la langue). Des années plus tard, je perçois cette période comme un tremplin qui m'a permis de développer une compétence linguistique spécifique et, même si je ne la maîtrise pas aussi bien que ma langue maternelle, je ne ressens plus le même sentiment de dépendance ou de régression, chaque fois que j'évolue dans un environnement anglophone.

La régression est un phénomène rythmique

Lorsque j'observe mes enfants apprendre et régresser tout au long de la séquence d'activités qui est constitutive de leur vie quotidienne, je perçois la régression comme étant fondamentalement une expérience rythmique. Je peux voir mes deux enfants régresser chaque fois qu'ils se sentent jaloux l'un de l'autre ; il y a un pattern de comportement qui se répète sans cesse. On fait régulièrement l'expérience de la régression pendant l’enfance. Ce phénomène se retrouve également à l'âge adulte (intellectuellement, émotionnellement et socialement), chaque fois que nous constatons un écart entre une nouvelle situation (p.ex., de nouvelles connaissances, une nouvelle relation) et notre capacité cognitive, émotionnelle et sociale à y faire face. Cela signifie que la régression est une forme d'expérience qui tend à se répéter dans le temps et tout au long de l'existence ; c'est un phénomène "périodique". Elle est reconnaissable, car elle se caractérise par une façon de penser, de ressentir ou d'entrer en relation avec les autres, qui tend à être moins appropriée que le niveau d'adaptation que nous affichons habituellement à un moment précis de notre vie ; la régression se traduit donc par un schéma-type de comportement. Elle s'inscrit également dans un moment précis de l'existence. Elle appartient au mouvement historique de la vie d'une personne, un mouvement qui s'exprime par des actions qui ne sont jamais totalement similaires les unes aux autres et qui font d’un moment de régression, une expérience toujours singulière. En suivant les critères rythmiques de Sauvanet (2000) (motif, périodicité, mouvement), on peut donc concevoir l'expérience de la régression comme un phénomène rythmique.

La régression révèle la manière dont on fait l’expérience de son propre développement

L'expérience de la régression révèle des éléments de compréhension qui permettent d’éclairer l’expérience personnelle (sur le plan mental, émotionnel et social). Elle exprime autant des éléments liés au présent, qu’elle révèle des liens avec le passé ("Je ne comprends pas, j'étais capable de faire face à de telles situations dans le passé") et un futur possible ("Si je surmonte ce défi, je me sentirai peut-être plus habile"). L'expérience de la régression apparaît donc comme un marqueur temporel. C'est un marqueur parce qu'elle attire l'attention sur notre propre façon d'être, telle qu’elle s’exprime à travers un pattern de comportement inhabituel. De plus, nous avons tous des façons différentes de faire l'expérience de la régression. Par exemple, elle peut être reconnue, niée, comprise ou redoutée. Ainsi, interroger son expérience de la régression constitue un moyen d'apprendre quelque chose de pertinent sur la manière dont on se situe dans sa propre histoire, en regard de ce que nous étions ou de ce que nous pourrions être à l'avenir, et sur la façon dont nous nous situons par rapport à ces changements. Dans la mesure où l'éducation concerne l'apprentissage et le développement tout au long de la vie (parmi d’autres aspects), interroger l'expérience de régression apparaît comme un moyen stratégique de prendre position à l’égard de notre propre rapport au savoir et de notre propre développement. Dans la mesure où les phénomènes de régression continuent de se produire tout au long de la vie d'une personne, ils révèlent également quelque chose sur la façon dont on évolue au fil du temps. La régression représente ainsi un marqueur temporel important.

Et vous ?

Etes-vous conscients des moments de votre vie où vous vous sentez régresser ? Remarquez-vous des schémas spécifiques dans la façon dont une telle expérience se répète ? Percevez-vous une évolution dans la façon dont vous pouvez faire face à une telle expérience ? N'hésitez pas à faire part de vos commentaires ci-dessous !


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, mai 23). L'expérience de la régression comme marqueur temporel. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/5/23/the-experience-of-regression-as-a-temporal-marker-4ttw2

The experience of regression as a temporal marker

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

I have two young children. As a psychologist, I can't prevent myself to see them growing and compare what I observe every day with what I have learned at the university 20 years ago... Among the notions that I remember, Piaget's ideas around "regression" recently came back to my mind.

Back to Piaget

For Piaget, regression may occur each time one gets to a new stage of cognitive development. As a new form of mental structure is emerging, it provokes a disequilibrium in the way the child processes new information (e.g., the discovery of a new object or a new behavior) – what Piaget calls assimilation – and her/his capacity to modify her/his existing ways of thinking – what Piaget calls accommodation. Such a disequilibrium may temporarily lead to regression, until a new way of thinking or behaving emerges. In this post, I would like however to go beyond the cognitive aspect of regression, well described by Piaget, and question the experience of regression beyond the formative years of childhood.

Everybody experiences regression on a regular base

Such a phenomenon is common throughout one's life. You may be skillful at using a specific tool or technique; whenever you have to adapt what you already know to a new setting, that involves for instance new ways of thinking, you may become temporarily clumsy (e.g., throwing out your hammer when you feel frustrated with the construction of an IKEA bookshelf). More deeply, it may also occur whenever one is confronted to a new environment.

For instance, the first years when I moved to the United States, even if knew how to speak English, my capacity to express myself in this language was far less sophisticated than my ability to speak French. It took me years to feel self-confident whenever I was speaking English in a professional setting. Probably because I was very self-aware and because language remains critical in my work (writing or teaching), this transitional period led me to experience a feeling of regression, considering my feeling of autonomy; I felt dependent on relatives and colleagues to make sure that I was expressing myself appropriately at work (e.g., asking them to regularly proofread what I was writing). Years later, I perceive this period as a springboard that allowed me to develop a specific linguistic skill and, even if I don't master it as well as my mother tongue, I do not experience the same feeling of dependence or regression anymore, whenever I evolve in an English-speaking environment.

Regression is a rhythmic phenomenon

When I observe my children learning and regressing throughout the sequence of activities that constitute their everyday life, I perceive regression as being fundamentally a rhythmic experience. I can see both of my children regressing whenever they feel jealous of each other; there is a pattern of behavior that occurs again and again. We experience regression on a regular base during our childhood. We also experience it as adults (intellectually, emotionally and socially), whenever we experience a gap between a new situation (e.g., new knowledge, new relationship) and our cognitive, emotional and social ability to deal with it. That means that regression is a form of experience that tends to repeat itself through time and throughout one's existence; this is a "periodic" phenomenon. It is recognizable, because it is characterized by a way of thinking, feeling or relating to others, that tends to be less appropriate that the level of adaptation we usually display at a specific time of our life; regression displays therefore some form of pattern. It is also inscribed in a specific time of one's existence. It belongs to the historical movement of one's life; a movement that is expressed by actions that are never fully self-similar. Following Sauvanet (2000) rhythmic criteria (pattern, periodicity, movement), we can therefore conceive the experience of regression as a rhythmic phenomenon.

Regression may reveal the way one relates to one's own development

The experience of regression tells something about where a person stands (mentally, emotionally, socially). It expresses something about the present situation, as much as it reveals connections with the past ("I don't understand, I used to be capable of dealing with such situations in the past") and a possible future ("If I overcome this challenge, I may feel more skillful"). The experience of regression appears therefore as a temporal marker. It is a marker because it draws attention to our own way of being through an unusual pattern of behavior. Also, we all have different ways of experiencing regression. For instance, it can be acknowledged, denied, understood or feared. So, questioning one's experience of regression is a way to learn something relevant about where we are in time, that is, where we are in relation to where we used to be, or where we may be in the future, and how we relate to such changes. If education is about learning and development (among others aspects), then questioning the experience of regression appears as a strategic way to position one's learning in regard to one's development. And because regression keeps occurring in one's life, it also reveals something about how one evolves through time. It constitutes a significant temporal marker.

What about you?

Are you aware of the times in your life when you feel regressing? Do you notice specific patterns in the way such an experience repeats itself? Do you perceive an evolution in the way you may deal with such an experience? Feel free to share your comments below!


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, May 23). The experience of regression as a temporal marker. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/5/23/the-experience-of-regression-as-a-temporal-marker

Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

J'étais récemment à l’Université d’Édimbourg pour participer à une conférence d'une journée sur la théorie de l'apprentissage transformateur (Transformative Learning Theory and Praxis : New and Old Perspectives) organisée par l'Institute for Academic Development. D'un point de vue rythmique, les documents présentés et les discussions qui ont suivi ont suscité de nombreuses réflexions très intéressantes. Rétrospectivement, il me semble qu'il y avait un fil invisible entre la plupart des communications présentées : s'engager à favoriser un apprentissage transformateur peut amener les formateurs et les apprenants à expérimenter et à remettre en question des formes spécifiques de dilemmes rythmiques.

Dissonance rythmique entre différentes cultures organisationnelles

J'ai commencé ma communication intitulée "The Rhythms of Transformative Learning" en partageant avec le public la "dissonance rythmique" dont j’ai fait l’expérience lorsque j'ai enseigné aux États-Unis pour la première fois. Comme je l'ai décrit ailleurs (Alhadeff-Jones, 2017, p.1, ma traduction) :

"En 2004, lorsque j'ai déménagé à New York et conçu mon premier séminaire sur les histoires de la vie à l'Université de Columbia, j'ai dû adapter un processus qui se déroulait auparavant sur 30 séances [en Suisse] de manière à ce qu'il s'inscrive sur une période de cinq semaines. Il m'a fallu diviser le nombre d'heures de cours par deux. La compression - certains l'appelleraient une accélération - ne concernait pas seulement le temps passé avec les étudiants ; elle affectait également la fréquence de nos rencontres et le processus d'apprentissage qui se déroulait entre chaque session".

J'ai vécu cet épisode comme une source de dissonance pour deux raisons. Premièrement, parce qu'il remettait en question la façon dont je concevais mon activité d'enseignement universitaire sur la base de mon activité en Suisse. Deuxièmement, parce qu'il m'a confronté aux questions politiques, économiques et psychosociologiques soulevées par l'exigence d'"accélérer" le processus d'apprentissage au sein même de mes cours.

Une double contrainte temporelle au sein des attentes institutionnelles

Dans sa présentation sur "l'apprentissage à fort impact dans l'enseignement supérieur" (High Impact Learning in Higher Education) Kris Acheson-Clair (avec J.D. Dirkx et C.N. Shealy) a également exprimé certains des dilemmes rencontrés dans le domaine du développement professionnel à l’université. Cette présentation a révélé ce que j'ai identifié comme une "double contrainte temporelle" (Alhadeff-Jones, 2017, p.104), c'est-à-dire une contrainte temporelle façonnée par des contradictions tacites. Dans le cas présenté par Acheson-Clair, d'une part, l'institution (c'est-à-dire l'université) exige que les programmes de formation mis en œuvre présentent un "apprentissage à fort impact", c'est-à-dire un apprentissage qui participe à la transformation de l'apprenant, principalement entendu comme un processus qui devrait contribuer à son employabilité et à son efficacité dans les tâches qui doivent être accomplies. D'autre part, l'institution exige que cet apprentissage à fort impact soit mesurable à court terme (c'est-à-dire après la formation mise en œuvre, ou après les possibilités d'apprentissage offertes, comme un voyage à l'étranger). La dissonance apparaît inscrite entre deux exigences (transformation et évaluation/responsabilisation) dont les temporalités sont en contradiction l'une avec l'autre : la première peut être difficile à anticiper, car elle peut nécessiter une longue durée de traitement par l'apprenant ; la seconde s'inscrit dans une temporalité fixe, prescrite par l'organisation et orientée vers le court terme.

Inadéquation rythmique entre la nature de la tâche et les habitudes des participants

Sarah Moore, dans sa présentation sur "l'apprentissage assisté par la technologie" (technology-enhanced learning) et Daphne Loads dans sa communication sur les "lectures collaboratives approfondies" (collaborative close readings) (basées sur l'utilisation de la poésie et d'autres formes de textes) dans le cadre du développement professionnel, ont toutes deux fourni des exemples d'activités d'apprentissage potentiellement ressenties comme déstabilisantes pour les participants concernés (en général, des professeurs ou des chargés de cours universitaires). La première a illustré les manières dont l'utilisation des nouvelles technologies dans l’enseignement universitaire peut être vécue comme une expérience déstabilisante. La seconde a montré comment la lecture de règlements ou d'articles universitaires, suivant des modalités proches de celles utilisées dans les études littératures, constitue également une pratique qui remet potentiellement en question les hypothèses que l'on a sur la signification de l'enseignement ou de la recherche à l’université. Dans les deux cas, il m'est apparu qu'une partie de la dissonance qui a pu être ressentie par les participants est liée au fait que l'activité promue (p.ex., l'utilisation de la technologie en temps réel ou l'exercice de la lecture lente) semble perturber le rythme habituel associé à l'activité professionnelle (i.e., l’enseignement ou la recherche). Une telle perturbation peut ainsi provoquer de l'anxiété (comment faire face à l'exigence qu'implique l'utilisation de nouvelles technologies ?) ou de l'impatience (comment la lecture de poésie peut contribuer à mes besoins pratiques quotidiens ?)

Expérience de dilemmes rythmiques et apprentissages transformateurs

La dissonance rythmique, la double contrainte temporelle et l'inadéquation rythmique, représentent trois formes (parmi d'autres) de dilemmes rythmiques. Ils confrontent les formateurs et les apprenants à des exigences temporelles complémentaires, antagonistes et contradictoires dont la complexité peut apparaître à première vue comme déstabilisante. D'une part, en accord avec la théorie de l'apprentissage transformateur de Mezirow, on peut supposer que l'expérience de tels dilemmes peut déclencher des processus de transformation. D'autre part, il faut admettre que lorsque de tels dilemmes rythmiques restent tacites ou insolubles, les contradictions qu'ils révèlent peuvent devenir une source de comportements dysfonctionnels ou de frustration.

Comment faire des dilemmes rythmiques une source d'apprentissage significative ?

Après ma présentation, un participant m'a posé la question : "Qu'avez-vous appris de votre expérience de dissonance rythmique aux États-Unis et comment vous en êtes-vous accommodé ?” Une telle question est cruciale. Rétrospectivement, il me semble qu'il y a au moins trois aspects clés à considérer :

  1. C'est peut-être évident, mais il faut d'abord distinguer le type d'apprentissage qui peut être attendu en regard du calendrier de formation, et les apprentissages qui vont au-delà de ce cadre. Certains apprentissages très significatifs peuvent se produire presque instantanément, alors que d'autres nécessitent un effort soutenu (p.ex., la réflexivité, le dialogue). Cela n'est pas toujours aisé à déterminer à l'avance et cela peut même devenir en soi un sujet de discussion entre les apprenants et la personne en charge de la formation.

  2. Il semble également crucial de reconnaître les limites temporelles qui caractérisent le contexte d'apprentissage, afin de s'assurer qu'il n'y a pas de malentendu avec les participants sur ce qui peut réellement être accompli dans les limites temporelles imparties à la formation.

  3. Il est essentiel que la personne en charge de la formation sensibilise les participants aux dilemmes rythmiques qui déterminent le cadre d'apprentissage, afin d'attirer leur attention sur cette dimension de la formation.

  4. Dans certains cas, il peut également être nécessaire d'envisager une remise en question du cadre temporel de la formation lui-même, afin de l’adapter aux objectifs d'apprentissage fixés par l'institution. Ce point est probablement le plus sensible, car il suggère que les formateurs (et les apprenants) soient prêts à remettre en cause le statu quo temporel afin de défendre des rythmes de formation alternatifs.

Personnellement, il m’arrive d’avoir recours à la métaphore du vaccin pour décrire le processus d'apprentissage. Chaque fois que la durée de la formation reste limitée, mon objectif est de faire germer certaines idées, sachant que si les apprenants sont prêts à y avoir recours, ils pourront peut-être faire une “piqure de rappel" ultérieurement. Ce qui devient alors essentiel, c'est de s'assurer qu'il y a la possibilité de maintenir le dialogue avec les apprenants par la suite. Ainsi, on part très tôt du principe que l'apprentissage se fait à travers une forme de répétition qui se produit sur le long cours. L'enjeu est alors de fournir l'occasion de déployer la réflexion et le dialogue au-delà du cadre formel associé à une formation spécifique.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 27). Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/4/27/transformative-learning-and-the-experience-of-rhythmic-dilemmas-7fs3k

Transformative learning and the experience of rhythmic dilemmas

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

I was recently in Edinburgh to participate to a one-day conference on Transformative Learning theory (Transformative Learning Theory and Praxis: New and Old Perspectives) organized by the Institute for Academic Development of the University of Edinburgh. From a rhythmanalytical perspective, the papers presented and the discussions that followed triggered many interesting reflections. Retrospectively, it appears to me that there was an invisible thread between most of the communications presented: being committed to foster transformative learning may bring educators and learners to experience and question specific forms of rhythmic dilemmas.

Rhythmic dissonance between different organizational cultures

I started my own communication around "The Rhythms of Transformative Learning" by sharing with the audience the "rhythmic dissonance" I experienced when I taught in the United States for the first time. As I described it elsewhere (Alhadeff-Jones, 2017, p.1):

"In 2004, when I moved to New York City and designed my first life history seminar at Columbia University, I had to adjust a process that used to be facilitated over 30 sessions [in Switzerland] to fit within a five-week period. It required me to divide the number of class hours by two. The compression – some would call it an acceleration – was not only concerning the amount of time spent with students; it was also affecting the frequency of our encounters and the learning process that was occurring between each session."

I experienced this episode as a source of dissonance for two reasons. First, because it challenged the way I used to conceive the activity of teaching in higher education in Switzerland. Second, because it confronted me to the political, economical and psycho-sociological issues raised by the requirement to 'accelerate' the learning process involved in my course.

Temporal double binds within institutional expectations

In her presentation on "High Impact Learning in Higher Education", Kris Acheson-Clair (with J.D. Dirkx and C.N. Shealy) also expressed some of the dilemmas experienced in the field of academic development. Their presentation revealed what I have identified as a "temporal double bind" (Alhadeff-Jones, 2017, p.104), that is a temporal constraint shaped by tacit contradictions. In the case presented by Acheson-Clair, on the one hand, the institution (i.e., the university) requires that training programs implemented display 'high impact learning', that is a learning that participates to the learner's transformation, mainly understood as a process that should contribute to their employability and efficiency in the tasks they have to accomplish. On the other hand, the institution requires such high impact learning to be measurable in the short term (i.e., following the training implemented, or after learning opportunities provided, such as traveling abroad). The dissonance appears embedded between two requirements (transformation and evaluation/accountability) whose temporalities are in contradictions with each other: the first one may be difficult to anticipate, as it may require a long duration to be processed by the learner; the second one is inscribed in a fixed temporality, prescribed by the organization and oriented toward the short term.

Rhythmic mismatch between the nature of the task and participants' habits

Sarah Moore in her presentation on "technology-enhanced learning" and Daphne Loads in her communication around "collaborative close readings" (based on the use of poetry and other forms of texts) in professional development, both provided examples of learning activities potentially experienced as disorienting for the participants involved (e.g., university lecturers or professors). The first one illustrated how the use of new technology by professors in higher education may be lived as a destabilizing experience. The second one illustrated how reading policy documents or academic articles, as if one was reading poetry, also constitutes a practice that potentially challenges one's assumptions about the meaning of teaching or doing research in higher education. In both case, it appeared to me that part of the dissonance that may have been experienced by participants has to do with the fact that the activity promoted (e.g., using real-time technology or exercising slow reading) appears to disrupt the usual pace associated with the professional activity (i.e., teaching or doing research). Such disruption may thus provoke anxiety (how to cope with the requirement involved in the use of new technology?) or impatience (how reading poetry may contribute to my everyday practical needs?)

The experience of rhythmic dilemmas embedded in transformative learning

Rhythmic dissonance, temporal double bind and rhythmic mismatch, represent three forms (among others) or rhythmic dilemmas. They confront educators and learners to complementary, antagonistic and contradictory temporal requirements whose complexity may appear at first as destabilizing. On the one hand, in congruence with Mezirow's transformative learning theory, one may assume that the experience of such dilemmas may trigger transformative processes. On the other hand, one has to admit that whenever such rhythmic dilemmas remain tacit or unsolvable, the contradictions they reveal may become a source of dysfunctional behaviors or frustration.

How to make rhythmic dilemmas a source of meaningful learning?

Following my presentation, a participant asked me: "What did you learn from your experience of rhythmic dissonance in the United States and how did you accommodate to it?" Such a question is crucial. Retrospectively, it seems to me that there are at least three key aspects to consider:

  1. It may be obvious, but there is at first a need to identify what kind of learning can be reasonably expected considering the timeframe of the training, and what type of learning goes beyond. Some very meaningful learning may occur almost instantaneously, when others require a sustained effort (e.g., self-reflection, dialogue). It is not always easy to determine in advance and it may become by itself a matter of discussion between the learners and the educator.

  2. It seems crucial to acknowledge the temporal limitations that characterize the learning setting, to make sure that there is no misunderstanding with participants about what can really be accomplished through the limited timeframe of the training.

  3. It is critical that the educator raises awareness around the rhythmic dilemmas that determine the setting, to draw the learners' attention around that dimension of the training.

  4. Whenever needed, it may also be necessary to consider challenging the temporal framework of the educational setting, so that it can accommodate the learning objectives that were set by the institution. This point is probably the most sensitive one, as it suggests that trainers (and learners) are willing to challenge the temporal status quo to advocate for alternative educational rhythms.

In my own experience, I sometimes use the metaphor of the vaccine to describe the learning process. Whenever the time frame of the training remains limited, my goal becomes to inoculate some ideas, knowing that whenever the learners may be willing to use them, they may be able to do a 'booster shot' later. What becomes critical then, is to make sure that there is an opportunity to sustain the dialogue with learners afterwards. So, there is very early on in the process the assumption, that learning occurs through a form of repetition that happens on a long duration. What is at stake becomes then to provide the opportunity to sustain the reflection and the dialogue beyond the formal setting of a specific training.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, April 27). Transformative learning and the experience of rhythmic dilemmas. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/4/27/transformative-learning-and-the-experience-of-rhythmic-dilemmas

Vidéo: Présentation d'ouvrage à Teachers College, Columbia University (21 mars 2017)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

La vidéo ci-dessous a été enregistrée lors de la présentation de mon livre "Time and the Rhythms of Emancipatory Education" organisée au Teachers College, Columbia University, le 21 mars 2017.

La vidéo est disponible sur la plateforme Vialogues qui permet de poster des questions et des commentaires. N’hésitez pas à poster vos questions et commentaires sur la plateforme originale (https://vialogues.com/vialogues/play/36021/) ou directement dans cet article.


Video: Book Talk at Teachers College, Columbia University (March 21st, 2017)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

This is the video recording of the presentation of my book "Time and the Rhythms of Emancipatory Education" organized at Teachers College, Columbia University, on March 21st, 2017.

The video is posted on the Vialogues platform, which allows viewers to post comments and questions. Feel free to post your questions and comments on the original platform (https://vialogues.com/vialogues/play/36021/) or directly on this blog.


Se représenter les rythmes d'une transformation

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Le développement à l’âge adulte soulève évidemment des questions d’ordre temporel, mais pourrait-on également l'envisager à partir des questions rythmiques qu’il soulève ? Comment élaborer une théorie rythmique permettant de décrire les processus à travers lesquels les adultes se transforment ? Ces questions sont au cœur de mes réflexions actuelles sur l'apprentissage transformateur et la théorie du rythme.

La transformation comme discontinuité

La transformation est souvent conçue comme une "discontinuité" qui façonne la vie d'une personne. Elle peut par exemple être provoquée par une crise, un événement ou un accident qui amènent à réorganiser sa façon de vivre et de concevoir ce que l’on est et ce que l’on fait. Cette conception est au cœur de nombreuses théories en psychologie et en formation des adultes, notamment la théorie de l'apprentissage transformateur développée par Jack Mezirow (1991/2001).

La transformation en tant que processus continu

Une autre façon de concevoir l'émergence d'une transformation dans la vie d'une personne suggère de l'envisager à travers des processus continus à peine perceptibles, soit parce qu'ils sont inconscients, soit parce qu'ils sont tellement habituels qu'ils n'attirent pas l'attention ; ce que François Jullien (2009) appelle des "transformations silencieuses". Ainsi, les transformations qui caractérisent le développement d'un enfant peuvent être conçues comme "continues", car de petits changements quotidiens apparaissent - souvent sans être remarqués - jusqu'à ce qu'ils contribuent finalement à l’émergence de marqueurs plus significatifs de sa croissance (p.ex., le premier pas , le premier mot prononcé, etc.)

La transformation en tant que processus rythmique

Ces deux conceptions de la transformation n'ont pas besoin d'être opposées l'une à l'autre. Les concevoir simultanément nécessite néanmoins de développer un langage qui permette de décrire les relations entre continuité et discontinuité. C'est, à mon avis, l'enjeu central inhérent au développement d'une conception rythmique du changement (Alhadeff-Jones, 2016, 2017).

Quand un papillon arrive à la rescousse

Pour illustrer cette affirmation, j'ai commencé à utiliser les deux vidéos ci-dessous avec les participants d'un de mes cours afin d’attirer leur attention sur les aspects rythmiques des processus développementaux.

Je commence par cette séquence, car elle représente la manière stéréotypée dont on envisage un processus de transformation : l'émergence du papillon adulte hors de son cocon ; la discontinuité ultime !

Après neuf jours de changements invisibles, le papillon monarque adulte est prêt à rencontrer le monde ! (Source : Jefferson Lab)

Par la suite, je montre la séquence ci-dessous – qui vient en premier dans l'ordre chronologique – car elle illustre la production de la chrysalide elle-même, un phénomène souvent négligé lorsqu'on parle de la "naissance" d'un papillon pour illustrer sa transformation.

Transformation de la chenille en chrysalide. (Source : Jefferson Lab)

Dans les deux vidéos, ce qui est frappant, ce sont les caractéristiques rythmiques des changements qui se produisent. Ce type de technique d’enregistrement (time lapse) est particulièrement puissant pour révéler ces rythmes, car ils resteraient autrement invisibles à l'œil nu (plus d'informations à ce sujet dans un autre article !). Les deux vidéos illustrent ainsi des rythmes spécifiques inhérents aux changements qui se produisent dans le corps de la chenille/chrysalide/papillon, bien qu’ils apparaissent de manière plus prépondérante à certains stades qu’à d'autres.

Ces phénomènes, bien que déjà complexes, ne le sont évidemment pas autant que les processus de changement qui affectent la vie des humains. Ils nous fournissent cependant de puissantes analogies pour en saisir certains enjeux. En attirant l’attention sur les micro-changements qui se produisent dans un processus de transformation, ces phénomènes rendent visibles les rythmes quotidiens inhérents à un processus de transformation.

Et vous ?

Connaissez-vous d'autres exemples de phénomènes naturels ou humains qui présentent des caractéristiques rythmiques inhérentes aux processus de transformation d'une manière qui peut être facilement perçue par les sens humains ? Merci d’utiliser la section des commentaires ci-dessous pour poster vos suggestions!


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 6). Se représenter les rythmes d'une transformation. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/1/19/envisioning-the-rhythms-of-a-transformation-eb9cm

Envisioning the rhythms of a transformation

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Adult development is obviously a matter of time, but could we envision it as a matter of rhythms? How to develop a rhythmical theory to describe how adults transform themselves? Those questions are located at the core of my ongoing reflections around transformative learning and rhythm theory.

Transformation as a discontinuity

Transformation is often conceived as a 'discontinuity' shaping one's life. It may for instance be triggered by a crisis, an event or an accident that brings one to reorganize the way one lives and the way ones conceives who we are and what we do. This conception is at the core of many theories in psychology and adult education, including Mezirow's (1991) transformative learning theory.

Transformation as a continuous process

Another way to conceive the emergence of a transformation in one's life suggests one to envision it through ongoing processes that are barely noticeable, either because they are unconscious or because they are so casual that they do not attract attention; what Jullien (2009) calls "silencious transformations". Thus, the transformations that characterize the development of a child may be conceived as 'continuous', as everyday little changes emerge – often unnoticed – until they eventually contribute to significant markers of one's growth (e.g., the first step made, the first word pronounced, etc.).

Transformation as a rhythmic process

Those two conceptions of transformation do not have to be opposed to each other. Conceiving them altogether requires nevertheless to develop a language that allows one to describe the relationships between continuity and discontinuity. In my opinion, this is what is at stake in the development of a rhythmic conception of change (Alhadeff-Jones, 2016, 2017).

When a butterfly comes to rescue

To illustrate this claim, I have started using the two videos below with the participants of one of my courses to raise their attention to the rhythmic aspects of one's development.

I start with this video, as it represents the stereotypical way one envisions a transformation: the emergence of the grown butterfly out of its cocoon; the ultimate discontinuity!

After nine days of behind the scenes changes, the adult monarch butterfly is ready to meet the world! (Source: Jefferson Lab)

Then, I show the video below, which chronologically comes first, as it illustrates the production of the chrysalis itself; a phenomenon often overlooked when one refers to the 'birth' of a butterfly as an illustration of a transformation.

Change from a caterpillar (the larva) to a chrysalis (the pupa). (Source: Jefferson Lab)

In both videos, what is striking is the rhythmical features of the changes that occur. Time lapse videos are particularly powerful to reveal such rhythms, as they would remain otherwise invisible to the naked eye (more on that in another post!). Both videos display specific rhythms inherent to the changes that occur in the body of the caterpillar/chrysalis/butterfly, but they are more pregnant at some stages than others.

Such phenomena, although quite complex, are obviously not as complex as the ones that affects human's life. They provides us however with powerful analogies to start grasping what is at stakes when one pays attention to the micro-changes that occur through a process of transformation. They display the everyday rhythms inherent to a transformation.

What about you?

Do you know any other examples of natural or human phenomena that display rhythmic features inherent to transformative processes in a way that can be easily perceived by human senses? Please, use the comment section below to post your suggestions. Thank you!


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, April 6). Envisioning the rhythms of a transformation. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/1/19/envisioning-the-rhythms-of-a-transformation

Lefebvre's path toward rhythmanalysis

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

In a previous post, I have briefly located the emergence of the idea of rhythmanalysis, referring to Bachelard's (1950) intuition. In this post, I would like to locate the contribution of Henri Lefebvre – a French philosopher and sociologist – around this notion. Since the 1960s, Lefebvre took over Bachelard’s initial use of the idea of rhythmanalysis and started conceiving it as a way to explore emancipatory strategies through the analysis of the experience of everyday rhythms (e.g., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[The following section is adapted from Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182]

Lefebvre's interest for rhythms was part of a broader concern regarding the quotidian, the banality and emptiness of everyday life within capitalist society. Because all human practices are constituted rhythmically, in terms of a relationship between repetition and difference (Lefebvre, 1992/2004), they provide grounds to study everyday interactions and understand how alienation and emancipation are embedded in quotidian rhythms.

About the social production of space and time

At first, Lefebvre envisioned rhythmanalysis as a sociological method to study the fabric of relations and interactions between social time characterized by cyclic rhythms (e.g., circadian periodicities determined by cosmic rhythms) and linear processes (e.g., monotonous repetitions) inherent to techniques found in industrial society (Revol, 2014). Assuming that social space and time (e.g., urban city) produce, and are produced, through the experience of repetitions and rhythms, Lefebvre conceived quotidian spaces (e.g., streets, squares and working spaces) as the result of rhythmic activities that could become the focus of analysis (Revol, 2014). The emancipatory aim of rhythmanalysis came therefore from the possibility to interpret how space and time are socially produced; it had to unveil how they become a source of alienation. What was at stake remained the capacity to appropriate for oneself the experience of rhythms that shaped and was shaped by the spaces within which one evolves (Revol, 2014).

Rhythmanalysis as an embodied approach

For that reason, Lefebvre conceived rhythmanalysis as an embodied approach through which the rhythmanalyst has to feel and to experiment empirically how rhythms are lived. The rhythmanalyst has therefore to "listen” to his or her body as a “metronome” and to “learn rhythm from it” to appreciate external rhythms (Lefebvre, 1992/2004, p. 19). Focusing on one’s senses, breath, heart-beats and rhythmic use of one’s limbs is required to feel and perceive lived temporalities and to apprehend how they relate to the temporal and spatial environment within which one evolves. It is a work of appropriation of one’s own body as much as it may lead to the transformation of social praxis (Revol, 2014). Drawing a parallel with the practice of medicine, Lefebvre (1992/2004) suggests that the task of the rhythmanalyst is to identify social arrhythmia and transform the way it impacts social life. The approach also carries an esthetic function; to feel, perceive and be moved by rhythms, the rhythmanalyst must also focus on the sensible values of rhythms (Lefebvre, 1992/2004).

Analyzing one's relationship to space as a way to explore one's rhythms

From a philosophical and theoretical perspective, Lefebvre’s conception of rhythm remains often unclear (e.g., the role of measure vs. its free-flowing features), and his interpretation of Bachelard’s intuitions appears superficial (Sauvanet, 2000, p. 167). His main contribution, from an educational perspective, is that his conception of rhythmanalysis goes beyond the intimate and imaginary spaces envisioned by Bachelard to conceive its scope of action within the realm of concrete interactions within society (Revol, 2014). In comparison with Jaques-Dalcroze, Mandelstam’s or Bode’s rhythmic methods (Alhadeff-Jones, 2017), Lefebvre’s contribution fills a gap: by inscribing the experience of individual rhythms within the history of social spaces, and by showing how such spaces relate to the intimate experience of time, Lefebvre’s rhythmanalysis provides us with a concrete path – and a medium –to envision how individual and collective rhythms may relate with each other beyond analogies and metaphors.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2016, November 14). Lefebvre's path toward rhythmanalysis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis

Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Dans un article précédent, j'ai brièvement situé l'émergence de l'idée de rythmanalyse, en me référant à l'intuition exprimée par Gaston Bachelard (1950). Dans cet article, j'aimerais situer la contribution d'Henri Lefebvre - philosophe et sociologue français - autour de cette notion. Depuis les années 1960, Lefebvre a repris l’emploi initial de la notion de rythmanalyse, initialement formulé par Bachelard, et a commencé à la concevoir comme un moyen d'explorer des stratégies émancipatrices à travers l'analyse de l'expérience des rythmes quotidiens (p.ex., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182].

L'intérêt de Lefebvre pour les rythmes faisait partie d'une préoccupation plus large concernant la quotidienneté, la banalité et le vide ressenti au jour le jour au sein de la société capitaliste. Parce que toutes les pratiques humaines sont constituées de manière rythmique, en termes de relation entre répétition et différence (Lefebvre, 1992/2004), elles fournissent des motifs pour étudier les interactions quotidiennes et comprendre comment des phénomènes d'aliénation et d'émancipation sont ancrés dans les rythmes du quotidien.

À propos de la production sociale de l'espace et du temps

Au départ, Lefebvre envisageait la rythmanalyse comme une méthode sociologique permettant d'étudier le tissu des relations et des interactions entre le temps social caractérisé par des rythmes cycliques (p.ex., les périodicités circadiennes déterminées par les rythmes cosmiques) et les processus linéaires (p.ex., les répétitions monotones) inhérents aux techniques de la société industrielle (Revol, 2014). Partant du principe que les espaces et les temps sociaux, tels qu’ils sont vécus dans les villes modernes, produisent et sont produits par l'expérience de répétitions et de rythmes, Lefebvre conçoit les espaces quotidiens (p.ex., les rues, les places et les espaces de travail) comme le produit d'activités rythmiques qui faire l’objet d'analyses spécifiques (Revol, 2014). La visée émancipatrice de la rythmanalyse viendrait donc de la possibilité de pouvoir interpréter les manières dont l'espace et le temps sont socialement produits ; elle devrait également permettre de dévoiler les manières dont ils deviennent sources d'aliénation. L'enjeu réside ainsi dans la capacité à s'approprier l'expérience des rythmes qui façonne et est façonnée par les espaces au sein desquels on évolue (Revol, 2014).

La rythmanalyse comme approche incorporée

Dans cette optique, Lefebvre a conçu la rythmanalyse comme une approche incorporée à travers laquelle le rythmanalyste doit sentir et expérimenter empiriquement les manières dont les rythmes sont vécus. Le rythmanalyste doit ainsi être à l’écoute de son corps, comme il le serait d’un métronome, en s’appuyant sur les rythmes ressentis pour apprécier les rythmes extérieurs (Lefebvre, 1992). Se concentrer sur ses sens, sa respiration, les battements de son cœur et l'utilisation rythmique de ses membres est nécessaire pour sentir et percevoir les temporalités vécues et appréhender leur relation avec l'environnement temporel et spatial dans lequel chacun évolue. C'est un travail d'appropriation de son propre corps autant qu'il peut conduire à la transformation de la praxis sociale (Revol, 2014). Faisant un parallèle avec la pratique de la médecine, Lefebvre (1992) suggère que la tâche du rythmanalyste est d'identifier l'arythmie sociale et de transformer les manières dont elle impacte la vie sociale. Cette approche a également une fonction esthétique ; pour sentir, percevoir et être ému par les rythmes, le rythmanalyste doit également se concentrer sur les valeurs sensibles des rythmes (Lefebvre, 1992).

Analyser son rapport à l'espace comme moyen d'explorer ses rythmes

D'un point de vue philosophique et théorique, la conception du rythme de Lefebvre demeure souvent floue (p.ex., le rôle de la mesure par rapport à ses caractéristiques de fluidité), et son interprétation des intuitions de Bachelard semble parfois superficielle (Sauvanet, 2000, p. 167). Son principal apport, dans une perspective pédagogique, réside dans le fait que sa conception de la rythmanalyse dépasse les espaces intimes et imaginaires envisagés par Bachelard, permettant de concevoir son champ d'action dans le domaine des interactions concrètes au sein de la société (Revol, 2014). Par rapport aux méthodes rythmiques de Jaques-Dalcroze, Mandelstam ou Bode (Alhadeff-Jones, 2017), la contribution de Lefebvre comble un vide : en inscrivant l'expérience des rythmes individuels dans l'histoire des espaces sociaux, et en montrant comment ces espaces se rapportent à l'expérience intime du temps, la rythmanalyse de Lefebvre nous fournit une voie concrète - et un cadre - pour envisager les manières dont les rythmes individuels et collectifs peuvent se rapporter les uns aux autres au-delà des analogies et des métaphores.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 14). Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis-ernhd

The emergence of rhythmanalysis

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

The term "rhythmanalysis” was first introduced by Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, as cited in Bachelard, 1950), a Brazilian philosopher whose inaccessible writings remained largely unknown. However, it is mainly through the work of the French philosophers Gaston Bachelard, and later Henri Lefebvre, that the notion got developed.

[The following section is adapted from Alhadeff-Jones, 2017, pp.180-181]

Inspired by the discoveries made in physics at the turn of the 20th century, Bachelard developed a theory of the self privileging its "undulatory" nature. Like a photon or a chemical substance, he conceived the self as temporal being that "vibrates", locating the experience of discontinuity at its core (e.g., the divided time of one’s action and the fragmented time of one’s consciousness).

Bachelard believed that the experience of discontinuity constituted the privileged way to access the understanding of time. If the life course of the individual is fundamentally divided, rhythm was conceived as what articulates the discontinuity of lived instants (Sauvanet, 2000, p. 110). For him, the feeling of continuity that humans experience is a construct made a posteriori. According to Bachelard's philosophy, time is felt through the experience of rhythms as a flexible and subjective organization of instants.

According to Bachelard, the experience of time is not grounded in the measurement of objective changes, such as those symbolized by a clock or a calendar. It emerges from the human capacity to relate successive and discontinuous instants of one's life. The feeling of experiencing continuity throughout one's life is a construct and, as such, it requires one to process the tensions experienced on a daily basis. Accordingly, the evolution of the self is conceived as “undulatory”, as a fabric made of tensions (e.g., successes and mistakes, forgetting and remembering) (Bachelard, 1950, p. 142).

Thus, rhythmanalysis aims at finding "patterns of duality" (motifs de dualité) for the mind to balance them (Bachelard, 1950, p. 141) beyond a dualistic logic. Doing so, it may carry some form of healing power. Bachelard's rhythmanalysis aims therefore at freeing ourselves from contingent agitations through the analysis of lived temporalities and the purposeful choice of lived rhythms. As stressed by Sauvanet (2000, p. 107), it does not involve for Bachelard a relationship between an analyst and a patient; it requires loneliness through which an individual self-analyzes oneself through the use of media, such as literary works, which help symbolize and interpret one’s own experience.

If Bachelard was the first one to consider rhythm as a philosophical concept, his approach remains nevertheless mostly metaphorical (Sauvanet, 2000, p. 100). His main contribution is that it draws an ethical framework and formulates valuable intuitions regarding the role played by introspection in regard to rhythmic experience. As he never formalized it, Bachelard’s rhythmanalysis is not a theory per se; it should rather be conceived as a “creative exercise” (Sauvanet, 2000, p. 101). The power of his intuitions relies on the assumption that the unicity of the self requires an ongoing work of self-elaboration that purposefully organizes lived instants into rhythms to tolerate and organize – rather than reduce – the tensions and contradictions they may carry.

Pursuing Bachelard's intuition

Considering the development of rhythmanalysis as a method, the focus on "patterns of duality" experienced in the everyday life, as much as throughout the lifespan, seems critical to analyze. Concretely, it suggests one to pay attention to the alternance between various activities, states of mind, dispositions, moods, emotions, as they may relate to each other. Rhythms emerge from the recognition of the patterns that link such experiences with each other. From an educational perspective, the methodological challenge appears therefore to establish how someone can learn to identify such patterns, what resources are required to proceed, and how such a capacity can be fostered.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2016, November 1). The emergence of rhythmanalysis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis

Emergence de la rythmanalyse

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Le terme "rythmanalyse" a été introduit pour la première fois par Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, cité in Bachelard, 1950), un philosophe brésilien dont les écrits inaccessibles sont restés largement méconnus. Toutefois, c'est principalement à travers les travaux des philosophes français Gaston Bachelard, et plus tard Henri Lefebvre, que la notion s'est développée.

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp. 180-181].

Inspiré par les découvertes de la physique au tournant du XXe siècle, Bachelard développe une théorie du sujet privilégiant sa nature " ondulatoire". À l'instar d'un photon ou d'une substance chimique, il conçoit le sujet comme un être temporel qui "vibre ", situant l'expérience de la discontinuité en son cœur (p.ex., le temps divisé de ses actions et le temps fragmenté de sa conscience).

Pour Bachelard, l'expérience de la discontinuité constitue le moyen privilégié d'accéder à la compréhension du temps. Si le parcours de vie d’une personne est fondamentalement fragmenté, le rythme est conçu comme ce qui articule la discontinuité des instants vécus (Sauvanet, 2000, p. 110). Pour lui, le sentiment de continuité qu'éprouvent les humains est une construction établie a posteriori. Selon la philosophie de Bachelard, le temps est ressenti à travers l'expérience des rythmes comme une organisation souple et subjective des instants vécus.

Selon Bachelard, l'expérience du temps n'est pas fondée sur la mesure de changements objectifs, tels que ceux symbolisés par une horloge ou un calendrier. Elle émerge de la capacité humaine à mettre en relation des instants successifs et discontinus de sa vie. Le sentiment d'éprouver une forme de continuité tout au long de l’existence est une construction et, en tant que tel, il nécessite de prendre en considération les tensions vécues au quotidien. Ainsi, l'évolution du moi est conçue comme "ondulatoire", comme un tissu fait de tensions (tels que succès et erreurs, oubli et souvenir) (Bachelard, 1950, p. 142).

Ainsi, la rythmanalyse vise à trouver des "motifs de dualité" (Bachelard, 1950, p. 141) pour que l'esprit les équilibre au-delà d'une logique dualiste. Ce faisant, elle peut être porteuse d’effets apaisants. La rythmanalyse de Bachelard vise ainsi à nous libérer des agitations contingentes à travers l'analyse des temporalités vécues et le choix délibéré des rythmes vécus. Comme le souligne Sauvanet (2000, p. 107), elle n'implique pas pour Bachelard une relation entre un analyste et un patient ; elle requiert une forme de solitude à travers laquelle le sujet s'auto-analyse grâce à l'utilisation de médias, tels que les œuvres littéraires, qui l’aident à symboliser et à interpréter sa propre expérience.

Si Bachelard a été le premier à considérer le rythme comme un concept philosophique, son approche reste néanmoins majoritairement métaphorique (Sauvanet, 2000, p. 100). Son principal apport réside dans le fait qu’il esquisse un cadre éthique et formule des intuitions précieuses quant au rôle joué par l'introspection dans l'expérience rythmique. Comme il ne l'a jamais formalisée, la rythmanalyse de Bachelard n'est pas une théorie en soi ; elle doit plutôt être conçue comme un "exercice créatif" (Sauvanet, 2000, p. 101). La puissance de ses intuitions repose sur l'hypothèse selon laquelle l'unicité du sujet exige un travail continu d'élaboration qui organise de manière délibérée les instants vécus en rythmes afin de tolérer et d'organiser - plutôt que de réduire - les tensions et les contradictions dont ils peuvent être porteurs.

Poursuivre l'intuition de Bachelard

Si l'on considère le développement de la rythmanalyse en tant que méthode, l'accent mis sur les "motifs de dualité" expérimentés dans la vie quotidienne, ainsi que tout au long de la vie, semble critique pour toute démarche d’analyse. Concrètement, cela suggère de prêter attention aux alternances qui se forment entre différentes activités, états d'esprit, dispositions, humeurs, émotions, et les relations mutuelles qu’ils sont susceptibles d’entretenir au fil du temps. Des rythmes émergent à travers la reconnaissance des patterns qui relient ces expériences les unes aux autres. D'un point de vue éducationnel, le défi méthodologique semble donc être d'établir comment quelqu'un peut apprendre à identifier de tels schémas, quelles ressources sont nécessaires pour y parvenir et comment une telle capacité peut être promue.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 1). Emergence de la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis-skma8